Jeanne, ayant fini ses malles, s'approcha de la fenetre, mais la pluie ne cessait pas. L'averse, toute la nuit, avait sonne contre les carreaux et les toits. Le ciel bas et charge d'eau semblait creve, se vidant sur la terre, la delayant en bouillie, la fondant comme du sucre. Des rafales passaient pleines d'une chaleur lourde. Le ronflement des ruisseaux debordes emplissait les rues desertes ou les maisons, comme des eponges, buvaient l'humidite qui penetrait au-dedans et faisait suer les murs de la cave au grenier. Jeanne, sortie la veille du couvent, libre enfin pour toujours, prete a saisir tous les bonheurs de la vie dont elle revait depuis si longtemps, craignait que son pere hesitat a partir si le temps ne s'eclaircissait pas, et pour la centieme fois depuis le matin elle interrogeait l'horizon. Puis elle s'apercut qu'elle avait oublie de mettre son calendrier dans son sac de voyage. Elle cueillit sur le mur le petit carton divise par mois, et portant au milieu d'un dessin la date de l'annee courante 1819 en chiffres d'or. Puis elle biffa a coups de crayon les quatre premieres colonnes, rayant chaque nom de saint jusqu'au 2 mai, jour de sa sortie du couvent. une voix, derriere la porte, appela: "Jeannette!" Jeanne repondit: "Entre, papa." Et son pere parut. Le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds etait un gentilhomme de l'autre siecle, maniaque et bon. Disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau, il avait des tendresses d'amant pour la nature, les champs, les bois, les betes. aristocrate de naissance, il haissait par instinct quatre- vingt-treize; mais philosophe par temperament, et liberal par education, il execrait la tyrannie d'une haine inoffensive et declamatoire. Sa grande force et sa grande faiblesse, c'etait la bonte, une bonte qui n'avait pas assez de bras pour caresser, pour donner, pour etreindre, une bonte de createur, eparse, sans resistance, comme l'engourdissement d'un nerf de la volonte, une lacune dans l'energie, presque un vice. Homme de theorie, il meditait tout un plan d'education pour sa fille, voulant la faire heureuse, bonne, droite et tendre. Elle etait demeuree jusqu'a douze ans dans la maison, puis, malgre les pleurs de la mere, elle fut mise au Sacre- Coeur. Il l'avait tenue la severement enfermee, cloitree, ignoree et ignorante des choses humaines. Il voulait qu'on la lui rendit chaste a dix-sept ans pour la tremper lui-meme dans une sorte de bain de poesie raisonnable; et, par les champs, au milieu de la terre fecondee, ouvrir son ame, degourdir son ignorance a l'aspect de l'amour naif, des tendresses simples des animaux, des lois sereines de la vie. Elle sortait maintenant du couvent, radieuse, pleine de seves et d'appetits de bonheur, prete a toutes les joies, a tous les hasards charmants que dans le desoeuvrement des jours, la longueur des nuits, la solitude des esperances, son esprit avait deja parcourus. Elle semblait un portrait de Veronese avec ses cheveux d'un blond luisant qu'on aurait dit avoir deteint sur sa chair, une chair d'aristocrate a peine nuancee de rose, ombree d'un leger duvet, d'une sorte de velours pale qu'on apercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux etaient bleus, de ce bleu opaque qu'ont ceux des bonshommes en faience de Hollande. Elle avait, sur l'aile gauche de la narine, un petit grain de beaute, un autre a droite, sur le menton, ou frisaient quelques poils si semblables a sa peau qu'on les distinguait a peine. Elle etait grande, mûre de poitrine, ondoyante de la taille. Sa voix nette semblait parfois trop aigue; mais son rire franc jetait de la joie autour d'elle. Souvent, d'un geste familier, elle portait ses deux mains a ses tempes comme pour lisser sa chevelure. Elle courut a son pere et l'embrassa, en l'etreignant: "Eh bien, partons-nous?" dit-elle. Il sourit, secoua ses cheveux deja blancs, et qu'il portait assez longs, et, tendant la main vers la fenetre: "Comment veux-tu voyager par un temps pareil?" Mais elle le priait, caline et tendre: "Oh! papa, partons, je t'en supplie. Il fera beau dans l'apres-midi. - Mais ta mere n'y consentira jamais. - Si, je te le promets, je m'en charge. - Si tu parviens a decider ta mere, je veux bien, moi." Et elle se precipita vers la chambre de la baronne. Car elle avait attendu ce jour du depart avec une impatience grandissante. Depuis son entree au Sacre-Coeur elle n'avait pas quitte Rouen, son pere ne permettant aucune distraction avant l'age qu'il avait fixe. Deux fois seulement on l'avait emmenee quinze jours a Paris, mais c'etait une ville encore, et elle ne revait que la campagne. Elle allait maintenant passer l'ete dans leur propriete des Peuples, vieux chateau de famille plante sur la falaise pres d'Yport; et elle se promettait une joie infinie de cette vie libre au bord des flots. Puis il etait entendu qu'on lui faisait don de ce manoir, qu'elle habiterait toujours lorsqu'elle serait mariee. Et la pluie, tombant sans repit depuis la veille au soir, etait le premier gros chagrin de son existence. Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mere, criant par toute la maison: "Papa, papa! maman veut bien; fais atteler." Le deluge ne s'apaisait point; on eût dit meme qu'il redoublait quand la caleche s'avanca devant la porte. Jeanne etait prete a monter en voiture lorsque la baronne descendit l'escalier, soutenue d'un cote par son mari, et, de l'autre, par une grande fille de chambre forte et bien decouplee comme un gars. C'etait une Normande du pays de Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle en eût au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait ete la soeur de lait de Jeanne. Elle s'appelait Rosalie. Sa principale fonction consistait d'ailleurs a guider les pas de sa maitresse devenue enorme depuis quelques annees par suite d'une hypertrophie du coeur dont elle se plaignait sans cesse. La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hotel, regarda la cour ou l'eau ruisselait et murmura: "Ce n'est vraiment pas raisonnable." Son mari, toujours souriant, repondit: "C'est vous qui l'avez voulu, madame adelaide." Comme elle portait ce nom pompeux d'adelaide, il le faisait toujours preceder de "madame" avec un certain air de respect un peu moqueur. Puis elle se remit en marche et monta peniblement dans la voiture dont tous les ressorts plierent. Le baron s'assit a son cote, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette a reculons. La cuisiniere Ludivine apporta des masses de manteaux qu'on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu'on dissimula sous les jambes; puis elle grimpa sur le siege a cote du pere Simon, et s'enveloppa d'une grande couverture qui la coiffait entierement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portiere; ils recurent les dernieres recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette; et on partit. Le pere Simon, le cocher, la tete baissee, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick a triple collet. La bourrasque gemissante battait les vitres, inondait lachaussee. La berline, au grand trot des deux chevaux, devala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mats, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant comme des arbres depouilles; puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet. Bientot on traversa les prairies; et de temps en temps un saule noye, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement a travers un brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue. On se taisait; les esprits eux-memes semblaient mouilles comme la terre. Petite mere se renversant appuya sa tete et ferma les paupieres. Le baron considerait d'un oeil morne les campagnes monotones et trempees. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiede, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermee qu'on vient de remettre a l'air; et l'epaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse. Bien qu'elle ne parlat pas, elle avait envie de chanter, de tendre au- dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait; et elle jouissait d'etre emportee au grand trot des chevaux, de voir la desolation des paysages, et de se sentir a l'abri au milieu de cette inondation. Et sous la pluie acharnee les croupes luisantes des deux betes exhalaient une buee d'eau bouillante. La baronne, peu a peu, s'endormait. Sa figure qu'encadraient six boudins reguliers de cheveux pendillants s'affaissa peu a peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou dont les dernieres ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine. Sa tete, soulevee a chaque aspiration, retombait ensuite; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses levres entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisees sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir. Ce toucher la reveilla; et elle considera l'objet d'un regard noye, avec cet hebetement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s'ouvrit. De l'or et des billets de banque s'eparpillerent dans la caleche. Elle s'eveilla tout a fait; et la gaiete de sa fille partit en une fusee de rires. Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux: "Voici, ma chere amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Eletot. Je l'ai vendue pour faire reparer les Peuples ou nous habiterons souvent desormais." Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche. C'etait la neuvieme ferme vendue ainsi sur trente et une que leurs parents avaient laissees. Ils possedaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrees, auraient facilement rendu trente mille francs par an. Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonte. Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marecages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment? Personne n'en savait rien. a tout moment l'un d'eux disait: "Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai depense cent francs aujourd'hui sans rien acheter de gros." Cette facilite de donner etait du reste un des grands bonheurs de leur vie; et ils s'entendaient sur ce point d'une facon superbe et touchante. Jeanne demanda: "Est-ce beau, maintenant, mon chateau?" Le baron repondit gaiement: "Tu verras, fillette." Mais peu a peu, la violence de l'averse diminuait; puis ce ne fut plus qu'une sorte de brume, une tres fine poussiere de pluie voltigeant. La voûte des nuees semblait s'elever, blanchir; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies. Et, les nuages s'etant fendus, le fond bleu du firmament parut; puis la dechirure s'agrandit comme un voile qui se dechire; et un beau ciel pur d'un azur net et profond se developpa sur le monde. un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui sechait ses plumes. Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, excepte Jeanne. Deux fois on s'arreta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d'avoine avec de l'eau. Le soleil s'etait couche; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on alluma les lanternes; et le ciel aussi s'illumina d'un fourmillement d'etoiles. Des maisons eclairees apparaissaient de place en place, traversant les tenebres d'un point de feu; et tout d'un coup, derriere une cote, a travers des branches de sapins, la lune, rouge, enorme, et comme engourdie de sommeil, surgit. Il faisait si doux que les vitres demeuraient baissees. Jeanne, epuisee de reve, rassasiee de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois l'engourdissement d'une position prolongee lui faisait rouvrir les yeux; alors elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d'une ferme, ou bien quelques vaches ca et la couchees en un champ, et qui relevaient la tete. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de ressaisir un songe ebauche; mais le roulement continu de la voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pensee et elle refermait les yeux, se sentant l'esprit courbature comme le corps. Cependant on s'arreta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les portieres avec des lanternes a la main. On arrivait. Jeanne subitement reveillee sauta bien vite. Pere et Rosalie, eclaires par un fermier, porterent presque la baronne tout a fait extenuee, geignant de detresse, et repetant sans cesse d'une petite voix expirante: "ah! mon Dieu! mes pauvres enfants!" Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussitot dormit. Jeanne et le baron souperent en tete-a-tete. Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains a travers la table; et, saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent a visiter le manoir repare. C'etait une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du chateau, baties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses a loger une race. un immense vestibule separait en deux la maison et la traversait de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. un double escalier semblait enjamber cette entree, laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux montees a la facon d'un pont. au rez-de-chaussee, a droite, on entrait dans le salon demesure, tendu de tapisseries a feuillages ou se promenaient des oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n'etait que l'illustration des Fables de La Fontaine; et Jeanne eut un tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu'elle avait aimee, etant tout enfant, et qui representait l'histoire du Renard et de la Cigogne. a cote du salon s'ouvraient la bibliotheque pleine de livres anciens, et deux autres pieces inutilisees; a gauche, la salle a manger en boiseries neuves, la lingerie, l'office, la cuisine et un petit appartement contenant une baignoire. un corridor coupait en long tout le premier etage. Les dix portes des dix chambres s'alignaient sur cette allee. Tout au fond, a droite, etait l'appartement de Jeanne. Ils y entrerent. Le baron venait de le faire remettre a neuf, ayant employe simplement des tentures et des meubles restes sans usage dans les greniers. Des tapisseries d'origine flamande, et tres vieilles, peuplaient ce lieu de personnages singuliers. Mais, en apercevant son lit, la jeune fille poussa des cris de joie. aux quatre coins, quatre grands oiseaux de chene, tout noirs et luisants de cire, portaient la couche et paraissaient en etre les gardiens. Les cotes representaient deux larges guirlandes de fleurs et de fruits sculptes; et quatre colonnes finement cannelees, que terminaient des chapiteaux corinthiens, soulevaient une corniche de roses et d'amours enroules. Il se dressait monumental, et tout gracieux cependant, malgre la severite du bois bruni par le temps. Le couvre-pied et la tenture du ciel de lit scintillaient comme deux firmaments. Ils etaient faits d'une soie antique d'un bleu fonce qu'etoilaient par places de grandes fleurs de lis brodees d'or. Quand elle l'eut bien admire, Jeanne, elevant sa lumiere, examina les tapisseries pour en comprendre le sujet. un jeune seigneur et une jeune dame habilles en vert, en rouge et en jaune, de la facon la plus etrange, causaient sous un arbre bleu ou mûrissaient des fruits blancs. un gros lapin de meme couleur broutait un peu d'herbe grise. Juste au-dessus des personnages, dans un lointain de convention, on apercevait cinq petites maisons rondes,aux toits aigus; et la-haut, presque dans le ciel, un moulin a vent tout rouge. De grands ramages, figurant des fleurs, circulaient dans tout cela. Les deux autres panneaux ressemblaient beaucoup au premier, sauf qu'on voyait sortir des maisons quatre petits bonshommes vetus a la facon des Flamands et qui levaient les bras au ciel en signe d'etonnement et de colere extremes. Mais la derniere tenture representait un drame. Pres du lapin qui broutait toujours, le jeune homme etendu semblait mort. La jeune dame, le regardant, se percait le sein d'une epee, et les fruits de l'arbre etaient devenus noirs. Jeanne renoncait a comprendre quand elle decouvrit dans un coin une bestiole microscopique, que le lapin, s'il eût vecu, aurait pu manger comme un brin d'herbe. Et cependant c'etait un lion. alors elle reconnut les malheurs de Pyrame et de Thysbe; et, quoiqu'elle sourit de la simplicite des dessins, elle se sentit heureuse d'etre enfermee dans cette aventure d'amour qui parlerait sans cesse a sa pensee des espoirs cheris, et ferait planer, chaque nuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et legendaire. Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers. C'etaient ces meubles que chaque generation laisse dans la famille et qui font des anciennes maisons des sortes de musees ou tout se mele. une commode Louis XIV superbe, cuirassee de cuivres eclatants, etait flanquee de deux fauteuils Louis XV encore vetus de leur soie a bouquets. un secretaire en bois de rose faisait face a la cheminee qui presentait, sous un globe rond, une pendule de l'Empire. C'etait une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnes de marbre au-dessus d'un jardin de fleurs dorees. un mince balancier sortant de la ruche par une fente allongee promenait eternellement sur ce parterre une petite abeille aux ailes d'email. Le cadran etait en faience peinte et encadre dans le flanc de la ruche. Elle se mit a sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, et se retira chez lui. alors, Jeanne, avec regret, se coucha. D'un dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis eteignit sa bougie. Mais le lit, dont la tete seule s'appuyait a la muraille, avait une fenetre sur sa gauche, par ou entrait un flot de lune qui repandait a terre une flaque de clarte. Des reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pales caressant faiblement les amours immobiles de Pyrame et de Thysbe. Par l'autre fenetre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait un grand arbre tout baigne de lumiere douce. Elle se tourna sur le cote, ferma les yeux, puis, au bout de quelque temps, les rouvrit. Elle croyait se sentir encore secouee par les cahots de la voiture dont le roulement continuait dans sa tete. Elle resta d'abord immobile, esperant que ce repos la ferait enfin s'endormir; mais l'impatience de son esprit envahit bientot tout son corps. Elle avait des crispations dans les jambes, une fievre qui grandissait. alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa longue chemise qui lui donnait l'aspect d'un fantome, elle traversa la mare de lumiere repandue sur son plancher, ouvrit sa fenetre et regarda. La nuit etait si claire qu'on y voyait comme en plein jour; et la jeune fille reconnaissait tout ce pays aime jadis dans sa premiere enfance. C'etait d'abord, en face d'elle, un large gazon jaune comme du beurre sous la lumiere nocturne. Deux arbres geants se dressaient aux pointes devant le chateau, un platane au nord, un tilleul au sud. Tout au bout de la grande etendue d'herbe, un petit bois en bosquet terminait ce domaine garanti des ouragans du large par cinq rangs d'ormes antiques, tordus, rases, ronges, tailles en pente comme un toit par le vent de mer toujours dechaine. Cette espece de parc etait borne a droite et a gauche par deux longues avenues de peupliers demesures, appeles peuples en Normandie, qui separaient la residence des maitres des deux fermes y attenantes, occupees, l'une par la famille Couillard, l'autre par la famille Martin. Ces peuples avaient donne leur nom au chateau. au-dela de cet enclos, s'etendait une vaste plaine inculte, semee d'ajoncs, ou la brise sifflait et galopait jour et nuit. Puis soudain la cote s'abattait en une falaise de cent metres, droite et blanche, baignant son pied dans les vagues. Jeanne regardait au loin la longue surface moiree des flots qui semblaient dormir sous les etoiles. Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se repandaient. un jasmin grimpe autour des fenetres d'en bas exhalait continuellement son haleine penetrante qui se melait a l'odeur plus legere des feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs. La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer; et le repos de la campagne la calma comme un bain frais. Toutes les betes qui s'eveillent quand vient le soir et cachent leur existence obscure dans la tranquillite des nuits, emplissaient les demi-tenebres d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux qui ne criaient point fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres; des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de rosee ou le sable des chemins deserts. Seuls quelques crapauds melancoliques poussaient vers la lune leur note courte et monotone. Il semblait a Jeanne que son coeur s'elargissait, plein de murmures comme cette soiree claire, fourmillant soudain de mille desirs rodeurs, pareils a ces betes nocturnes dont le fremissement l'entourait. une affinite l'unissait a cette poesie vivante; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur. Et elle se mit a rever d'amour. L'amour! Il l'emplissait depuis deux annees de l'anxiete croissante de son approche. Maintenant elle etait libre d'aimer; elle n'avait plus qu'a le rencontrer, lui! Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait meme pas. Il serait lui, voila tout. Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son ame et qu'il la cherirait de toute sa force. Ils se promeneraient par les soirs pareils a celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des etoiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serres l'un contre l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur de leurs epaules, melant leur amour a la simplicite suave des nuits d'ete, tellement unis qu'ils penetreraient aisement, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'a leurs plus secretes pensees. Et cela continuerait indefiniment, dans la serenite d'une affection indescriptible. Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait la, contre elle; et brusquement un vague frisson de sensualite lui courut des pieds a la tete. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement inconscient, comme pour etreindre son reve; et sur sa levre tendue vers l'inconnu quelque chose passa qui la fit presque defaillir, comme si l'haleine du printemps lui eût donne un baiser d'amour. Tout a coup, la-bas, derriere le chateau, sur la route elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un elan de son ame affolee, dans un transport de foi a l'impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa: "Si c'etait lui?" Elle ecoutait anxieusement le pas rythme du marcheur, sûre qu'il allait s'arreter a la grille pour demander l'hospitalite. Lorsqu'il fut passe, elle se sentit triste comme apres une deception. Mais elle comprit l'exaltation de son espoir et sourit a sa demence. alors, un peu calmee, elle laissa flotter son esprit au courant d'une reverie plus raisonnable, cherchant a penetrer l'avenir, echafaudant son existence. avec lui elle vivrait ici, dans ce calme chateau qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe entre le platane et le tilleul, tandis que le pere et la mere les suivraient d'un oeil ravi, en echangeant par- dessus leurs tetes des regards pleins de passion. Et elle resta longtemps, longtemps, a revasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage a travers le ciel, allait disparaitre dans la mer. L'air devenait plus frais. Vers l'orient, l'horizon palissait. un coq chanta dans la ferme de droite; d'autres repondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix enrouees semblaient venir de tres loin a travers la cloison des poulaillers; et dans l'immense voûte du ciel, blanchie insensiblement, les etoiles disparaissaient. un petit cri d'oiseau s'eveilla quelque part. Des gazouillements, timides d'abord, sortirent des feuilles; puis ils s'enhardirent, devinrent vibrants, joyeux, gagnant de branche en branche, d'arbre en arbre. Jeanne soudain se sentit dans une clarte; et, levant la tete qu'elle avait cachee en ses mains, elle ferma les yeux, eblouie par le resplendissement de l'aurore. une montagne de nuages empourpres, caches en partie derriere une grande allee de peuples, jetait des lueurs de sang sur la terre reveillee. Et lentement, crevant les nuees eclatantes, criblant de feu les arbres, les plaines, l'ocean, tout l'horizon, l'immense globe flamboyant parut. Et Jeanne se sentait devenir folle de bonheur. une joie delirante, un attendrissement infini devant la splendeur des choses noya son coeur qui defaillait. C'etait son soleil! son aurore! le commencement de sa vie! le lever de ses esperances! Elle tendit les bras vers l'espace rayonnant, avec une envie d'embrasser le soleil; elle voulait parler, crier quelque chose de divin comme cette eclosion du jour; mais elle demeurait paralysee dans un enthousiasme impuissant. alors, posant son front dans ses mains, elle sentit ses yeux pleins de larmes; et elle pleura delicieusement. Lorsqu'elle releva la tete, le decor superbe du jour naissant avait deja disparu. Elle se sentit elle-meme apaisee, un peu lasse, comme refroidie. Sans fermer sa fenetre, elle alla s'etendre sur son lit, reva encore quelques minutes et s'endormit si profondement qu'a huit heures elle n'entendit point les appels de son pere et se reveilla seulement lorsqu'il entra dans sa chambre. Il voulait lui montrer l'embellissement du chateau, de son chateau. La facade qui donnait sur l'interieur des terres etait separee du chemin par une vaste cour plantee de pommiers. Ce chemin, dit vicinal, courant entre les enclos des paysans, joignait, une demi-lieue plus loin, la grande route du Havre a Fecamp. une allee droite venait de la barriere de bois jusqu'au perron. Les communs, petits batiments en caillou de mer, coiffes de chaume, s'alignaient des deux cotes de la cour, le long des fosses des deux fermes. Les couvertures etaient refaites a neuf; toute la menuiserie avait ete restauree, les murs repares, les chambres retapissees, tout l'interieur repeint. Et le vieux manoir terni portait, comme des taches, ses contrevents frais, d'un blanc d'argent, et ses replatrages recents sur sa grande facade grisatre. L'autre facade, celle ou s'ouvrait une des fenetres de Jeanne, regardait au loin la mer par-dessus le bosquet et la muraille d'ormes ronges du vent. Jeanne et le baron, bras dessus, bras dessous, visiterent tout, sans omettre un coin; puis ils se promenerent lentement dans les longues avenues de peupliers, qui enfermaient ce qu'on appelait le parc. L'herbe avait pousse sous les arbres, etalant son tapis vert. Le bosquet, tout au bout, etait charmant, melait ses petits chemins tortueux, separes par des cloisons de feuilles. un lievre partit brusquement, qui fit peur a la jeune fille, puis il sauta le talus et detala dans les joncs marins vers la falaise. apres le dejeuner, comme Mme adelaide, encore extenuee, declarait qu'elle allait se reposer, le baron proposa de descendre jusqu'a Yport. Ils partirent, traversant d'abord le hameau d'Etouvent, ou se trouvaient les Peuples. Trois paysans les saluerent comme s'ils les eussent connus de tout temps. Ils entrerent dans les bois en pente qui s'abaissent jusqu'a la mer en suivant une vallee tournante. Bientot apparut le village d'Yport. Des femmes qui raccommodaient des hardes, assises sur le seuil de leurs demeures, les regardaient passer. La rue inclinee, avec un ruisseau dans le milieu et des tas de debris trainant devant les portes, exhalait une odeur forte de saumure. Les filets bruns, ou restaient de place en place des ecailles luisantes pareilles a des piecettes d'argent, sechaient entre les portes des taudis d'o? sortaient les senteurs des familles nombreuses grouillant dans une seule piece. Quelques pigeons se promenaient au bord du ruisseau, cherchant leur vie. Jeanne regardait tout cela qui lui semblait curieux et nouveau comme un decor de theatre. Mais, brusquement, en tournant un mur, elle apercut la mer, d'un bleu opaque et lisse, s'etendant a perte de vue. Ils s'arreterent, en face de la plage, a regarder. Des voiles, blanches comme des ailes d'oiseaux, passaient au large. a droite comme a gauche, la falaise enorme se dressait. une sorte de cap arretait le regard d'un cote, tandis que de l'autre la ligne des cotes se prolongeait indefiniment jusqu'a n'etre plus qu'un trait insaisissable. un port et des maisons apparaissaient dans une de ces dechirures prochaines; et de tous petits flots qui faisaient a la mer une frange d'ecume roulaient sur le galet avec un bruit leger. Les barques du pays, halees sur la pente de cailloux ronds, reposaient sur le flanc, tendant au soleil leurs joues rondes vernies de goudron. Quelques pecheurs les preparaient pour la maree du soir. un matelot s'approcha pour offrir du poisson, et Jeanne acheta une barbue qu'elle voulait rapporter elle-meme aux Peuples. alors l'homme proposa ses services pour des promenades en mer, repetant son nom coup sur coup afin de le faire bien entrer dans les memoires: "Lastique, Josephin Lastique." Le baron promit de ne pas l'oublier. Ils reprirent le chemin du chateau. Comme le gros poisson fatiguait Jeanne, elle lui passa dans les ouies la canne de son pere, dont chacun d'eux prit un bout; et ils allaient gaiement en remontant la cote, bavardant comme deux enfants, le front au vent et les yeux brillants, tandis que la barbue, qui lassait peu a peu leurs bras, balayait l'herbe de sa queue grasse. II une vie charmante et libre commenca pour Jeanne. Elle lisait, revait et vagabondait, toute seule, aux environs. Elle errait a pas lents le long des routes, l'esprit parti dans les reves; ou bien, elle descendait, en gambadant, les petites vallees tortueuses, dont les deux croupes portaient, comme une chape d'or, une toison de fleurs d'ajoncs. Leur odeur forte et douce, exasperee par la chaleur, la grisait a la facon d'un vin parfume; et, au bruit lointain des vagues roulant sur une plage, une houle bercait son esprit. une mollesse parfois la faisait s'etendre sur l'herbe drue d'une pente; et parfois, lorsqu'elle apercevait tout a coup au detour du val, dans un entonnoir de gazon, un triangle de mer bleue etincelante au soleil avec une voile a l'horizon, il lui venait des joies desordonnees comme a l'approche mysterieuse de bonheurs planant sur elle. un amour de la solitude l'envahissait dans la douceur de ce frais pays, et dans le calme des horizons arrondis, et elle restait si longtemps assise sur le sommet des collines que des petits lapins sauvages passaient en bondissant ases pieds. Elle se mettait souvent a courir sur la falaise, fouettee par l'air leger des cotes, toute vibrante d'une jouissance exquise a se mouvoir sans fatigue comme les poissons dans l'eau ou les hirondelles dans l'air. Elle semait partout des souvenirs comme on jette des graines en terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu'a la mort. Il lui semblait qu'elle jetait un peu de son coeur a tous les plis de ces vallons. Elle se mit a prendre des bains avec passion. Elle nageait a perte de vue, etant forte et hardie et sans conscience du danger. Elle se sentait bien dans cette eau froide, limpide et bleue qui la portait en la balancant. Lorsqu'elle etait loin du rivage, elle se mettait sur le dos, les bras croises sur sa poitrine, les yeux perdus dans l'azur profond du ciel que traversait vite un vol d'hirondelle, ou la silhouette blanche d'un oiseau de mer. On n'entendait plus aucun bruit que le murmure eloigne du flot contre le galet et une vague rumeur de la terre glissant encore sur les ondulations des vagues, mais confuse, presque insaisissable. Et puis Jeanne se redressait et, dans un affolement de joie, poussait des cris aigus en battant l'eau de ses deux mains. Quelquefois, quand elle s'aventurait trop loin, une barque venait la chercher. Elle rentrait au chateau, pale de faim, mais legere, alerte, du sourire a la levre et du bonheur plein les yeux. Le baron de son cote meditait de grandes entreprises agricoles; il voulait faire des essais, organiser le progres, experimenter des instruments nouveaux, acclimater des races etrangeres; et il passait une partie de ses journees en conversation avec les paysans qui hochaient la tete, incredules a ses tentatives. Souvent aussi il allait en mer avec les matelots d'Yport. Quand il eut visite les grottes, les fontaines et les aiguilles des environs, il voulut pecher comme un simple marin. Dans les jours de brise, lorsque la voile pleine de vent fait courir sur le dos des vagues la coque joufflue des barques, et que, par chaque bord, traine jusqu'au fond de la mer la grande ligne fuyante que poursuivent les hordes de maquereaux, il tenait dans sa main tremblante d'anxiete la petite corde qu'on sent vibrer sitot qu'un poisson pris se debat. Il partait au clair de lune pour lever les filets poses la veille. Il aimait a entendre craquer le mat, a respirer les rafales sifflantes et fraiches de la nuit; et, apres avoir longtemps louvoye pour retrouver les bouees en se guidant sur une crete de roche, le toit d'un clocher et le phare de Fecamp, il jouissait a demeurer immobile sous les premiers feux du soleil levant qui faisait reluire sur le pont du bateau le dos gluant des larges raies en eventail et le ventre gras des turbots. a chaque repas, il racontait avec enthousiasme ses promenades; et petite mere a son tour lui disait combien de fois elle avait parcouru la grande allee de peuples, celle de droite, contre la ferme des Couillard, l'autre n'ayant pas assez de soleil. Comme on lui avait recommande de "prendre du mouvement", elle s'acharnait a marcher. Des que la fraicheur de la nuit s'etait dissipee, elle descendait appuyee sur le bras de Rosalie, enveloppee d'une mante et de deux chales, et la tete etouffee d'une capeline noire que recouvrait encore un tricot rouge. alors, trainant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait deja trace, dans toute la longueur du chemin, l'un a l'aller, l'autre au retour, deux sillons poudreux ou l'herbe etait morte, elle recommencait sans fin un interminable voyage en ligne droite depuis l'encoignure du chateau jusqu'aux premiers arbustes du bosquet. Elle avait fait placer un banc a chaque extremite de cette piste; et toutes les cinq minutes elle s'arretait, disant a la pauvre bonne patiente qui la soutenait: "asseyons-nous, ma fille, je suis un peu lasse." Et a chaque arret elle laissait sur un des bancs tantot le tricot qui lui couvrait la tete, tantot un chale, et puis l'autre, puis la capeline, puis la mante; et tout cela faisait, aux deux bouts de l'allee, deux gros paquets de vetements que Rosalie rapportait sur son bras libre quand on rentrait pour dejeuner. Et dans l'apres-midi, la baronne recommencait d'une allure plus molle, avec des repos plus allonges, sommeillant meme une heure de temps en temps sur une chaise longue qu'on lui roulait dehors. Elle appelait cela faire "son exercice", comme elle disait "mon hypertrophie ", un medecin consulte dix ans auparavant, parce qu'elle eprouvait des etouffements, avait parle d'hypertrophie. Depuis lors ce mot, dont elle ne comprenait guere la signification, s'etait etabli dans sa tete. Elle faisait tater obstinement au baron, a Jeanne ou a Rosalie son coeur que personne ne sentait plus, tant il etait enseveli sous la bouffissure de sa poitrine; mais elle refusait avec energie de se laisser examiner par aucun nouveau medecin, de peur qu'on lui decouvrit d'autres maladies; et elle parlait de "son" hypertrophie a tout propos et si souvent qu'il semblait que cette affection lui fût speciale, lui appartint comme une chose unique sur laquelle les autres n'avaient aucun droit. Le baron disait "l'hypertrophie de ma femme", et Jeanne "l'hypertrophie de maman", comme ils auraient dit "la robe, le chapeau, ou le parapluie". Elle avait ete fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu'un roseau. apres avoir valse dans les bras de tous les uniformes de l'Empire, elle avait lu Corinne qui l'avait fait pleurer; et elle etait demeuree depuis comme marquee de ce roman. a mesure que sa taille s'etait epaissie, son ame avait pris des elans plus poetiques; et quand l'obesite l'eut clouee sur un fauteuil, sa pensee vagabonda a travers des aventures tendres dont elle se croyait l'heroine. Elle en avait des preferees qu'elle faisait toujours revenir dans ses reves, comme une boite a musique dont on remonte la manivelle repete interminablement le meme air. Toutes les romances langoureuses ou l'on parle de captives et d'hirondelles lui mouillaient infailliblement les paupieres; et elle aimait meme certaines chansons grivoises de Beranger a cause des regrets qu'elles expriment. Elle demeurait souvent pendant des heures immobile, eloignee dans ses songeries; et son habitation des Peuples lui plaisait infiniment parce qu'elle pretait un decor aux romans de son ame, lui rappelant et par les bois d'alentour, et par la lande deserte, et par le voisinage de la mer, les livres de Walter Scott qu'elle lisait depuis quelques mois. Dans les jours de pluie, elle restait enfermee en sa chambre a visiter ce qu'elle appelait ses "reliques". C'etaient toutes ses anciennes lettres, les lettres de son pere et de sa mere, les lettres du baron quand elle etait sa fiancee, et d'autres encore. Elle les avait enfermees dans un secretaire d'acajou portant a ses angles des sphinx de cuivre; et elle disait d'une voix particuliere: "Rosalie, ma fille, apporte-moi le tiroir aux souvenirs." La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, le posait sur une chaise a cote de sa maitresse qui se mettait a lire lentement, une a une, ces lettres, en laissant tomber une larme dessus de temps en temps. Jeanne parfois remplacait Rosalie et promenait petite mere qui lui racontait des souvenirs d'enfance. La jeune fille se retrouvait dans ces histoires d'autrefois, s'etonnant de la similitude de leurs pensees, de la parente de leurs desirs; car chaque coeur s'imagine ainsi avoir tressailli avant tout autre sous une foule de sensations qui ont fait battre ceux des premieres creatures et feront palpiter encore ceux des derniers hommes et des dernieres femmes. Leur marche lente suivait la lenteur du recit que des oppressions parfois interrompaient quelques secondes; et la pensee de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventures commencees, s'elancait vers l'avenir peuple de joies, se roulait dans les esperances. un apres-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond, elles apercurent tout a coup, au bout de l'allee, un gros pretre qui s'en venait vers elles. Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quand il fut a trois pas et s'ecria: "Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous?" C'etait le cure du pays. Petite mere, nee dans le siecle des philosophes, elevee par un pere peu croyant, aux jours de la Revolution, ne frequentait guere l'eglise, bien qu'elle aimat les pretres par une sorte d'instinct religieux de femme. Elle avait totalement oublie l'abbe Picot, son cure, et rougit en le voyant. Elle s'excusa de n'avoir point prevenu sa demarche. Mais le bonhomme n'en semblait point froisse; il regarda Jeanne, la complimenta sur sa bonne mine, s'assit, mit son tricorne sur ses genoux et s'epongea le front. Il etait fort gros, fort rouge, et suait a flots. Il tirait de sa poche a tout instant un enorme mouchoir a carreaux imbibe de transpiration, et se le passait sur le visage et lecou; mais a peine le linge humide etait-il rentre dans les profondeurs de sa robe que de nouvelles gouttes poussaient sur sa peau, et, tombant sur la soutane rebondie au ventre, fixaient en petites taches rondes la poussiere volante des chemins. Il etait gai, vrai pretre campagnard, tolerant, bavard et brave homme. Il raconta des histoires, parla des gens du pays, ne sembla pas s'etre apercu que ses deux paroissiennes n'etaient pas encore venues aux offices, la baronne accordant son indolence avec sa foi confuse et Jeanne trop heureuse d'etre delivree du couvent ou elle avait ete repue de ceremonies pieuses. Le baron parut. Sa religion pantheiste le laissait indifferent aux dogmes. Il fut aimable pour l'abbe qu'il connaissait de loin, et le retint a diner. Le pretre sut plaire grace a cette astuce inconsciente que le maniement des ames donne aux hommes les plus mediocres appeles par le hasard des evenements a exercer un pouvoir sur leurs semblables. La baronne le choya, attiree peut-etre par une de ces affinites qui rapprochent les natures semblables, la figure sanguine et l'haleine courte du gros homme plaisant a son obesite soufflante. Vers le dessert il eut une verve de cure en goguette, ce laisser-aller familier des fins de repas joyeuses. Et tout a coup il s'ecria comme si une idee heureuse lui eût traverse l'esprit: "Mais j'ai un nouveau paroissien qu'il faut que je vous presente, M. le vicomte de Lamare!" La baronne qui connaissait sur le bout du doigt tout l'armorial de la province, demanda: "Est-il de la famille de Lamare de l'Eure?" Le pretre s'inclina: "Oui, madame, c'est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l'an dernier. "alors, Mme adelaide, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une foule de questions, et apprit que, les dettes du pere payees, le jeune homme, ayant vendu son chateau de famille, s'etait organise un petit pied-a-terre dans une des trois fermes qu'il possedait dans la commune d'Etouvent. Ces biens representaient en tout cinq a six mille livres de rente; mais le vicomte etait d'humeur econome et sage et comptait vivre simplement pendant deux ou trois ans dans ce modeste pavillon afin d'amasser de quoi faire bonne figure dans le monde pour se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothequer ses fermes. Le cure ajouta: "C'est un bien charmant garcon; et si range, si paisible. Mais il ne s'amuse guere dans le pays." Le baron dit: "amenez-le chez nous, monsieur l'abbe, cela pourra le distraire de temps en temps." Et on parla d'autre chose. Quand on passa dans le salon, apres avoir pris le cafe, le pretre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l'habitude d'un peu d'exercice apres ses repas. Le baron l'accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la facade blanche du chateau pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l'une maigre, l'autre ronde et coiffee d'un champignon, allaient et venaient tantot devant eux, tantot derriere eux, selon qu'ils marchaient vers la lune ou qu'ils lui tournaient le dos. Le cure machonnait une sorte de cigarette qu'il avait tiree de sa poche. Il en expliqua l'utilite avec le franc- parler des hommes de campagne: "C'est pour favoriser les renvois, parce que j'ai les digestions un peu lourdes." Puis, soudain, regardant le ciel ou voyageait l'astre clair, il prononca: "On ne se lasse jamais de ce spectacle-la." Et il rentra prendre conge des dames. III Le dimanche suivant, la baronne et Jeanne allerent a la messe, poussees par un delicat sentiment de deference pour leur cure. Elles l'attendirent apres l'office afin de l'inviter a dejeuner pour le jeudi. Il sortit de la sacristie avec un grand jeune homme elegant qui lui donnait le bras familierement. Des qu'il apercut les deux femmes, il fit un geste de joyeuse surprise et s'ecria: "Comme ca tombe! Permettez-moi, madame la baronne et mademoiselle Jeanne, de vous presenter votre voisin, M. le vicomte de Lamare." Le vicomte s'inclina, dit son desir ancien deja de faire la connaissance de ces dames et se mit a causer avec aisance, en homme comme il faut, ayant vecu. Il possedait une de ces figures heureuses dont revent les femmes et qui sont desagreables a tous les hommes. Ses cheveux noirs et frises ombraient son front lisse et bruni; et deux grands sourcils reguliers comme s'ils eussent ete artificiels rendaient profonds et tendres ses yeux sombres dont le blanc semblait un peu teinte de bleu. Ses cils serres et longs pretaient a son regard cette eloquence passionnee qui trouble dans les salons la belle dame hautaine et fait se retourner la fille en bonnet qui porte un panier par les rues. Le charme langoureux de cet oeil faisait croire a la profondeur de la pensee et donnait de l'importance aux moindres paroles. La barbe drue, luisante et fine, cachait une machoire un peu trop forte. On se separa apres beaucoup de compliments. M. de Lamare, deux jours apres, fit sa premiere visite. Il arriva comme on essayait un banc rustique pose le matin meme sous le grand platane en face des fenetres du salon. Le baron voulait qu'on en placat un autre, pour faire pendant, sous le tilleul; petite mere, ennemie de la symetrie, ne voulait pas. Le vicomte consulte fut de l'avis de la baronne. Puis il parla du pays, qu'il declarait tres "pittoresque", ayant trouve, dans ses promenades solitaires, beaucoup de "sites" ravissants. De temps en temps ses yeux, comme par hasard, rencontraient ceux de Jeanne; et elle eprouvait une sensation singuliere de ce regard brusque, vite detourne, ou apparaissaient une admiration caressante et une sympathie eveillee. M. de Lamare, le pere, mort l'annee precedente, avait justement connu un ami de M. des Cultaux dont petite mere etait fille; et la decouverte de cette connaissance enfanta une conversation d'alliances, de dates, de parentes interminable. La baronne faisait des tours de force de memoire, retablissant les ascendances et les descendances d'autres familles, circulant, sans jamais se perdre, dans le labyrinthe complique des genealogies. "Dites-moi, vicomte, avez-vous entendu parler des Saunoy de Varfleur? le fils aine, Gontran, avait epouse une demoiselle de Coursil, une Coursil-Courville, et le cadet, une de mes cousines, Mlle de la Roche-aubert qui etait alliee aux Crisange. Or, M. de Crisange etait l'ami intime de mon pere et a dû connaitre aussi le votre. - Oui, madame. N'est-ce pas ce M. de Crisange qui emigra et dont le fils s'est ruine? - Lui-meme. Il avait demande en mariage ma tante, apres la mort de son mari, le comte d'Eretry; mais elle ne voulut pas de lui parce qu'il prisait. Savez-vous, a ce propos, ce que sont devenus les Viloise? Ils ont quitte la Touraine vers 1813, a la suite de revers de fortune, pour se fixer en auvergne, et je n'en ai plus entendu parler. - Je crois, madame, que le vieux marquis est mort d'une chute de cheval, laissant une fille mariee avec un anglais, et l'autre avec un certain Bassolle, un commercant, riche, dit-on, et qui l'avait seduite." Et des noms appris et retenus des l'enfance dans les conversations des vieux parents revenaient. Et les mariages de ces familles egales prenaient dans leurs esprits l'importance des grands evenements publics. Ils parlaient de gens qu'ils n'avaient jamais vus comme s'ils les connaissaient beaucoup; et ces gens-la, dans d'autres contrees, parlaient d'eux de la meme facon; et ils se sentaient familiers de loin, presque amis, presque allies, par le seul fait d'appartenir a la meme caste, et d'etre d'un sang equivalent. Le baron, d'une nature assez sauvage et d'une education qui ne s'accordait point avec les croyances et les prejuges des gens de son monde, ne connaissait guere les familles des environs; il interrogea sur elles le vicomte. M. de Lamare repondit: "Oh! il n'y a pas beaucoup de noblesse dans l'arrondissement", du meme ton dont il aurait declare qu'il y avait peu de lapins sur les cotes; et il donna des details. Trois familles seulement se trouvaient dans un rayon assez rapproche: le marquis de Coutelier, une sorte de chef de l'aristocratie normande; le vicomte et la vicomtesse de Briseville, des gens d'excellente race, mais se tenant assez isoles; enfin le comte de Fourville, sorte de croque-mitaine qui passait pour faire mourir sa femme de chagrin et qui vivait en chasseur dans son chateau de la Vrillette, bati sur un etang. Quelques parvenus qui frayaient entre eux avaient achete des domaines par-ci, par-la. Le vicomte ne les connaissait point. Il prit conge; et son dernier regard fut pour Jeanne, comme s'il lui eût adresse un adieu particulier, plus cordial et plus doux. La baronne le trouva charmant et surtout tres comme il faut. Petit pere repondit: "Oui, certes, c'est un garcon tres bien eleve." On l'invita a diner la semaine suivante. Il vint alors regulierement. Il arrivait le plus souvent vers quatre heures de l'apres- midi, rejoignait petite mere dans "son allee" et lui offrait le bras pour faire "son exercice". Quand Jeanne n'etait point sortie, elle soutenait la baronne de l'autre cote, et tous trois marchaient lentement d'un bout a l'autre du grand chemin tout droit, allant et revenant sans cesse. Il ne parlait guere a la jeune fille. Mais son oeil, qui semblait en velours noir, rencontrait souvent l'oeil de Jeanne, qu'on aurait dit en agate bleue. Plusieurs fois ils descendirent tous les deux a Yport avec le baron. Comme ils se trouvaient sur la plage, un soir, le pere Lastique les aborda, et, sans quitter sa pipe, dont l'absence aurait etonne peut-etre davantage que la disparition de son nez, il prononca: "avec ce vent-la m'sieu l'baron, y aurait d'quoi aller d'main jusqu'Etretat, et r'venir sans s'donner d'peine." Jeanne joignit les mains: "Oh! papa, si tu voulais?" Le baron se tourna vers M. de Lamare: "En etes-vous, vicomte? Nous irions dejeuner la-bas." Et la partie fut tout de suite decidee. Des l'aurore, Jeanne etait debout. Elle attendit son pere plus lent a s'habiller, et ils se mirent a marcher dans la rosee, traversant d'abord la plaine, puis le bois tout vibrant de chants d'oiseaux. Le vicomte et le pere Lastique etaient assis sur un cabestan. Deux autres marins aiderent au depart. Les hommes, appuyant leurs epaules aux bordages, poussaient de toute leur force. On avancait avec peine sur la plate-forme de galet. Lastique glissait sous la quille des rouleaux de bois graisses, puis, reprenant sa place, modulait d'une voix trainante son interminable "Ohee hop!" qui devait regler l'effort commun. Mais, lorsqu'on parvint a la pente, le canot tout d'un coup partit, devala sur les cailloux ronds avec un grand bruit de toile dechiree. Il s'arreta net a l'ecume des petites vagues, et tout le monde prit place sur les bancs; puis les deux matelots restes a terre le mirent a flot. une brise legere et continue, venant du large, effleurait et ridait la surface de l'eau. La voile fut hissee, s'arrondit un peu, et la barque s'en alla paisiblement, a peine bercee par la mer. On s'eloigna d'abord. Vers l'horizon, le ciel se baissant se melait a l'ocean. Vers la terre, la haute falaise droite faisait une grande ombre a son pied, et des pentes de gazon pleines de soleil l'echancraient par endroits. La-bas, en arriere, des voiles brunes sortaient de la jetee blanche de Fecamp, et la-bas, en avant, une roche d'une forme etrange, arrondie et percee a jour, avait a peu pres la figure d'un elephant enorme enfoncant sa trompe dans les flots. C'etait la petite porte d'Etretat. Jeanne, tenant le bordage d'une main, un peu etourdie par le bercement des vagues, regardait au loin; et il lui semblait que trois seules choses etaient vraiment belles dans la creation: la lumiere, l'espace et l'eau. Personne ne parlait. Le pere Lastique, qui tenait la barre et l'ecoute, buvait un coup de temps en temps a meme une bouteille cachee sous son banc; et il fumait, sans repos, son moignon de pipe qui semblait inextinguible. Il en sortait toujours un mince filet de fumee bleue, tandis qu'un autre tout pareil s'echappait du coin de sa bouche. Et on ne voyait jamais le matelot rallumer le fourneau de terre plus noir que l'ebene, ou le remplir de tabac. Quelquefois il le prenait d'une main, l'otait de ses levres, et du meme coin d'o? sortait la fumee lancait a la mer un long jet de salive brune. Le baron, assis a l'avant, surveillait la voile, tenant la place d'un homme. Jeanne et le vicomte se trouvaient cote a cote, un peu troubles tous les deux. une force inconnue faisait se rencontrer leurs yeux qu'ils levaient au meme moment comme si une affinite les eût avertis; car entre eux flottait deja cette subtile et vague tendresse qui nait si vite entre deux jeunes gens, lorsque le garcon n'est pas laid et que la jeune fille est jolie. Ils se sentaient heureux l'un pres de l'autre, peut-etre parce qu'ils pensaient l'un a l'autre. Le soleil montait comme pour considerer de plus haut la vaste mer etendue sous lui; mais elle eut comme une coquetterie et s'enveloppa d'une brume legere qui la voilait a ses rayons. C'etait un brouillard transparent, tres bas, dore, qui ne cachait rien, mais rendait les lointains plus doux. L'astre dardait ses flammes, faisait fondre cette nuee brillante; et lorsqu'il fut dans toute sa force, la buee s'evapora, disparut; et la mer, lisse comme une glace, se mit a miroiter dans la lumiere. Jeanne, tout emue, murmura: "Comme c'est beau!" Le vicomte repondit: "Oh! oui, c'est beau!" La clarte sereine de cette matinee faisait s'eveiller comme un echo dansleurs coeurs. Et soudain on decouvrit les grandes arcades d'Etretat, pareilles a deux jambes de la falaise marchant dans la mer, hautes a servir d'arche a des navires; tandis qu'une aiguille de roche blanche et pointue se dressait devant la premiere. On aborda, et pendant que le baron, descendu le premier, retenait la barque au rivage en tirant sur une corde, le vicomte prit dans ses bras Jeanne pour la deposer a terre sans qu'elle se mouillat les pieds; puis ils monterent la dure banque de galet, cote a cote, emus tous deux de ce rapide enlacement, et ils entendirent tout a coup le pere Lastique disant au baron: "M'est avis que ca ferait un joli couple tout de meme." Dans une petite auberge, pres de la plage, le dejeuner fut charmant. L'ocean, engourdissant la voix et la pensee, les avait rendus silencieux; la table les fit bavards, et bavards comme des ecoliers en vacances. Les choses les plus simples leur donnaient d'interminables gaietes. Le pere Lastique, en se mettant a table, cacha soigneusement dans son beret sa pipe qui fumait encore; et l'on rit. une mouche, attiree sans doute par son nez rouge, s'en vint a plusieurs reprises se poser dessus; et lorsqu'il l'avait chassee d'un coup de main trop lent pour la saisir, elle allait se poster sur un rideau de mousseline, que beaucoup de ses soeurs avaient deja macule, et elle semblait guetter avidement le pif enlumine du matelot, car elle reprenait aussitot son vol pour revenir s'y installer. a chaque voyage de l'insecte un rire fou jaillissait, et, lorsque le vieux, ennuye par ce chatouillement, murmura: "Elle est bougrement obstinee", Jeanne et le vicomte se mirent a pleurer de gaiete, se tordant, etouffant, la serviette sur la bouche pour ne pas crier. Lorsqu'on eut pris le cafe: "Si nous allions nous promener", dit Jeanne. Le vicomte se leva; mais le baron preferait faire son lezard au soleil sur le galet: "allez- vous-en, mes enfants, vous me retrouverez ici dans une heure." Ils traverserent en ligne droite les quelques chaumieres du pays; et, apres avoir depasse un petit chateau qui ressemblait a une grande ferme, ils se trouverent dans une vallee decouverte allongee devant eux. Le mouvement de la mer les avait alanguis, troublant leur equilibre ordinaire, le grand air salin les avait affames, puis le dejeuner les avait etourdis et la gaiete les avait enerves. Ils se sentaient maintenant un peu fous avec des envies de courir eperdument dans les champs. Jeanne entendait bourdonner ses oreilles, toute remuee par des sensations nouvelles et rapides. un soleil devorant tombait sur eux. Des deux cotes de la route les recoltes mûres se penchaient, pliees sous la chaleur. Les sauterelles s'egosillaient, nombreuses comme les brins d'herbe, jetant partout, dans les bles, dans les seigles, dans les joncs marins des cotes, leur cri maigre et assourdissant. aucune autre voix ne montait sous le ciel torride, d'un bleu miroitant et jauni comme s'il allait tout d'un coup devenir rouge, a la facon des metaux trop rapproches d'un brasier. ayant apercu un petit bois, plus loin, a droite, ils y allerent. Encaissee entre deux talus, une allee etroite s'avancait sous de grands arbres impenetrables au soleil. une espece de fraicheur moisie les saisit en entrant, cette humidite qui fait frissonner la peau et penetre dans les poumons. L'herbe avait disparu, faute de jour et d'air libre; mais une mousse cachait le sol. Ils avancaient: "Tiens, la-bas, nous pourrons nous asseoir un peu", dit-elle. Deux vieux arbres etaient morts et, profitant du trou fait dans la verdure, une averse de lumiere tombait la, chauffait la terre, avait reveille des germes de gazon, de pissenlits et de lianes, fait eclore des petites fleurs blanches, fines comme un brouillard, et des digitales pareilles a des fusees. Des papillons, des abeilles, des frelons trapus, des cousins demesures qui ressemblaient a des squelettes de mouches, mille insectes volants, des betes a bon Dieu roses et tachetees, des betes d'enfer aux reflets verdatres, d'autres noires avec des cornes, peuplaient ce puits lumineux et chaud, creuse dans l'ombre glacee des lourds feuillages. Ils s'assirent, la tete a l'abri et les pieds dans la chaleur. Ils regardaient toute cette vie grouillante et petite qu'un rayon fait apparaitre; et Jeanne attendrie repetait: "Comme on est bien! que c'est bon la campagne! Il y a des moments ou je voudrais etre mouche ou papillon pour me cacher dans les fleurs." Ils parlerent d'eux, de leurs habitudes, de leurs goûts, sur ce ton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disait deja degoûte du monde, las de sa vie futile; c'etait toujours la meme chose; on n'y rencontrait rien de vrai, rien de sincere. Le monde! elle aurait bien voulu le connaitre; mais elle etait convaincue d'avance qu'il ne valait pas la campagne. Et plus leurs coeurs se rapprochaient, plus ils s'appelaient avec ceremonie "Monsieur et Mademoiselle", plus aussi leurs regards se souriaient, se melaient; et il leur semblait qu'une bonte nouvelle entrait en eux, une affection plus epandue, un interet a mille choses dont ils ne s'etaient jamais soucies. Ils revinrent; mais le baron etait parti a pied jusqu'a la Chambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crete de falaise; et ils l'attendirent a l'auberge. Il ne reparut qu'a cinq heures du soir, apres une longue promenade sur les cotes. On remonta dans la barque. Elle s'en allait mollement, vent arriere, sans secousse aucune, sans avoir l'air d'avancer. La brise arrivait par souffles lents et tiedes qui tendaient la voile une seconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mat. L'onde opaque semblait morte; et le soleil epuise d'ardeurs, suivant sa route arrondie, s'approchait d'elle tout doucement. L'engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout le monde. Jeanne dit enfin: "Comme j'aimerais voyager!" Le vicomte reprit: "Oui, mais c'est triste de voyager seul, il faut etre au moins deux pour se communiquer ses impressions..." Elle reflechit: "C'est vrai..., j'aime a me promener seule cependant...; comme on est bien quand on reve toute seule..." Il la regarda longuement: "On peut aussi rever a deux." Elle baissa les yeux. Etait-ce une allusion? Peut-etre. Elle considera l'horizon comme pour decouvrir encore plus loin; puis, d'une voix lente: "Je voudrais aller en Italie...; et en Grece... ah! oui, en Grece... et en Corse! ce doit etre si sauvage et si beau!" Il preferait la Suisse a cause des chalets et des lacs. Elle disait: "Non, j'aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou les pays tres vieux et pleins de souvenirs, comme la Grece. Ce doit etre si doux de retrouver les traces de ces peuples dont nous savons l'histoire depuis notre enfance, de voir les lieux ou se sont accomplies les grandes choses." Le vicomte, moins exalte, declara: "Moi, l'angleterre m'attire beaucoup; c'est une region fort instructive." alors, ils parcoururent l'univers, discutant les agrements de chaque pays, depuis les poles jusqu'a l'equateur, s'extasiant sur des paysages imaginaires et les moeurs invraisemblables de certains peuples comme les Chinoiset les Lapons; mais ils en arriverent a conclure que le plus beau pays du monde, c'etait la France avec son climat tempere, frais l'ete et doux l'hiver, ses riches campagnes, ses vertes forets, ses grands fleuves calmes et ce culte des beaux-arts qui n'avait existe nulle part ailleurs, depuis les grands siecles d'athenes. Puis ils se turent. Le soleil, plus bas, semblait saigner; et une large trainee lumineuse, une route eblouissante courait sur l'eau depuis la limite de l'ocean jusqu'au sillage de la barque. Les derniers souffles de vent tomberent; toute ride s'aplanit; et la voile immobile etait rouge. une accalmie illimitee semblait engourdir l'espace, faire le silence autour de cette rencontre d'elements; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancee monstrueuse, attendait l'amant de feu qui descendait vers elle. Il precipitait sa chute, empourpre comme par le desir de leur embrasement. Il la joignit; et, peu a peu, elle le devora. alors de l'horizon une fraicheur accourut; un frisson plissa le sein mouvant de l'eau comme si l'astre englouti eût jete sur le monde un soupir d'apaisement. Le crepuscule fut court; la nuit se deploya criblee d'astres. Le pere Lastique prit les rames; et on s'apercut que la mer etait phosphorescente. Jeanne et le vicomte, cote a cote, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait derriere elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir dans un bien-etre delicieux; et comme Jeanne avait une main appuyee sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par hasard, contre sa peau; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact si leger. Quand elle fut rentree le soir, dans sa chambre, elle se sentit etrangement remuee et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait a la facon d'un coeur, d'un coeur ami; qu'elle serait le temoin de toute sa vie, qu'elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic- tac vif et regulier; et elle arreta la mouche doree pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait embrasse n'importe quoi. Elle se souvint d'avoir cache dans le fond d'un tiroir une vieille poupee d'autrefois; elle la rechercha, la revit avec la joie qu'on a en retrouvant des amies adorees; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers ardents les joues peintes et la filasse frisee du joujou. Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea. Etait-ce bien LuI l'epoux promis par mille voix secretes, qu'une Providence souverainement bonne avait ainsi jete sur sa route? Etait-ce bien l'etre cree pour elle, a qui elle devouerait son existence? Etaient-ils ces deux predestines dont les tendresses se joignant devaient s'etreindre, se meler indissolublement, engendrer L'aMOuR? Elle n'avait point encore ces elans tumultueux de tout son etre, ces ravissements fous, ces soulevements profonds qu'elle croyait etre la passion; il lui semblait cependant qu'elle commencait a l'aimer; car elle se sentait parfois toute defaillante en pensant a lui; et elle y pensait sans cesse. Sa presence lui remuait le coeur; elle rougissait et palissait en rencontrant son regard, et frissonnait en entendant sa voix. Elle dormit bien peu cette nuit-la. alors de jour en jour le troublant desir d'aimer l'envahit davantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi les marguerites, les nuages, des pieces de monnaie jetees en l'air. Or, un soir, son pere lui dit: "Fais-toi belle, demain matin." Elle demanda: "Pourquoi, papa?" Il reprit: "C'est un secret." Et quand elle descendit le lendemain toute fraiche dans une toilette claire, elle trouva la table du salon couverte de boites de bonbons; et, sur une chaise, un enorme bouquet. une voiture entra dans la cour. On lisait dessus: "Lerat, patissier a Fecamp. Repas de noces "; et Ludivine, aidee d'un marmiton, tirait d'une trappe ouvrant derriere la carriole beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon. Le vicomte de Lamare parut. Son pantalon etait tendu et retenu sous de mignonnes bottes vernies qui faisaient voir la petitesse de son pied. Sa longue redingote serree a la taille laissait sortir par l'echancrure sur la poitrine la dentelle de son jabot; et une cravate fine, a plusieurs tours, le forcait a porter haut sa belle tete brune empreinte d'une distinction grave. Il avait un autre air que de coutume, cet aspect particulier que la toilette donne subitement aux visages les mieux connus. Jeanne, stupefaite, le regardait comme si elle ne l'avait point encore vu; elle le trouvait souverainement gentilhomme, grand seigneur de la tete aux pieds. Il s'inclina, en souriant: "Eh bien, ma commere, etes-vous prete?" Elle balbutia: "Mais quoi? Qu'y a-t-il donc? - Tu le sauras tout a l'heure", dit le baron. La caleche attelee s'avanca, Mme adelaide descendit de sa chambre en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement emue par l'elegance de M. de Lamare que petit pere murmura: "Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve a son goût." Il rougit jusqu'aux oreilles, fit semblant de n'avoir pas entendu, et, s'emparant du gros bouquet, le presenta a Jeanne. Elle le prit plus etonnee encore. Tous les quatre monterent en voiture; et la cuisiniere Ludivine, qui apportait a la baronne un bouillon froid pour la soutenir, declara: "Vrai, madame, on dirait une noce." On mit pied a terre en entrant dans Yport et, a mesure qu'on avancait a travers le village, les matelots dans leurs hardes neuves, dont les plis se voyaient, sortaient de leurs maisons, saluaient, serraient la main du baron et se mettaient a suivre comme derriere une procession. Le vicomte avait offert son bras a Jeanne et marchait en tete avec elle. Lorsqu'on arriva devant l'eglise, on s'arreta; et la grande croix d'argent parut, tenue droite par un enfant de choeur precedant un autre gamin rouge et blanc qui portait l'urne d'eau benite ou trempait le goupillon. Puis passerent trois vieux chantres dont l'un boitait, puis le serpent, puis le cure soulevant de son ventre pointu l'etole doree, croisee dessus. Il dit bonjour d'un sourire et d'un signe de tete; puis, les yeux mi-clos, les levres remuees d'une priere, la barrette enfoncee jusqu'au nez, il suivit son etat-major en surplis en se dirigeant vers la mer. Sur la plage, une foule attendait autour d'une barque neuve enguirlandee. Son mat, sa voile, ses cordages etaient couverts de longs rubans qui voltigeaient dans la brise, et son nom JEaNNE apparaissait en lettres d'or, a l'arriere. Le pere Lastique, patron de ce bateau construit avec l'argent du baron, s'avanca au-devant du cortege. Tous les hommes, d'un meme mouvement, oterent ensemble leurs coiffures; et une rangee de devotes, encapuchonnees sous de vastes mantes noires a grands plis tombant des epaules, s'agenouillerent en cercle a l'aspect de la croix. Le cure, entre les deux enfants de choeur, s'en vint a l'un des bouts de l'embarcation, tandis qu'a l'autre, les trois vieux chantres, crasseux dans leur blanche veture, le menton poileux, l'air grave, l'oeil sur le livre de plain- chant, detonnaient a pleine gueule dans la claire matinee. Chaque fois qu'ils reprenaient haleine, le serpent tout seul continuait son mugissement; et, dans l'enflure de ses joues pleines de vent ses petits yeux gris disparaissaient. La peau du front meme, et celle du cou, semblaient decollees de la chair tant il se gonflait en soufflant. La mer immobile et transparente semblait assister, recueillie, au bapteme de sa nacelle, roulant a peine, avec un tout petit bruit de rateau grattant le galet, des vaguettes hautes comme le doigt. Et les grandes mouettes blanches aux ailes deployees passaient en decrivant des courbes dans le ciel bleu, s'eloignaient, revenaient d'un vol arrondi au-dessus de la foule agenouillee, comme pour voir aussi ce qu'on faisait la. Mais le chant s'arreta apres un amen hurle cinq minutes; et le pretre, d'une voix empatee, gloussa quelques mots latins dont on ne distinguait que les terminaisons sonores. Il fit ensuite le tour de la barque en l'aspergeant d'eau benite, puis il commenca a murmurer des oremus en se tenant a present le long d'un bordage en face du parrain et de la marraine qui demeuraient immobiles, la main dans la main. Le jeune homme gardait sa figure grave de beau garcon, mais la jeune fille, etranglee par une emotion soudaine, defaillante, se mit a trembler tellement, que ses dents s'entrechoquaient. Le reve qui la hantait depuis quelque temps venait de prendre tout a coup, dans une espece d'hallucination, l'apparence d'une realite. On avait parle de noce, un pretre etait la, benissant, des hommes en surplis psalmodiaient des prieres; n'etait-ce pas elle qu'on mariait? Eut-elle dans les doigts une secousse nerveuse, l'obsession de son coeur avait-elle couru le long de ses veines jusqu'au coeur de son voisin? Comprit-il, devina-t-il, fut-il comme elle envahi par une sorte d'ivresse d'amour? ou bien, savait-il seulement par experience qu'aucune femme ne lui resistait? Elle s'apercut soudain qu'il pressait sa main, doucement d'abord, puis plus fort, plus fort, a la briser. Et, sans que sa figure remuat, sans que personne s'en apercût, il dit, oui certes, il dit tres distinctement: "Oh! Jeanne, si vous vouliez, ce seraient nos fiancailles." Elle baissa la tete d'un mouvement tres lent qui peut-etre voulait dire "oui". Et le pretre qui jetait encore de l'eau benite leur en envoya quelques gouttes sur les doigts. C'etait fini. Les femmes se relevaient. Le retour fut une debandade. La croix, entre les mains de l'enfant de choeur, avait perdu sa dignite; elle filait vite, oscillant de droite a gauche, ou bien penchee en avant, prete a tomber sur le nez. Le cure, qui ne priait plus, galopait derriere; les chantres et le serpent avaient disparu par une ruelle pour etre plus tot deshabilles, et les matelots, par groupes, se hataient. une meme pensee, qui mettait en leur tete comme une odeur de cuisine, allongeait les jambes, mouillait les bouches de salive, descendait jusqu'au fond des ventres ou elle faisait chanter les boyaux. un bon dejeuner les attendait aux Peuples. La grande table etait mise dans la cour sous les pommiers. Soixante personnes y prirent place: marins et paysans. La baronne, au centre, avait a ses cotes les deux cures, celui d'Yport et celui des Peuples. Le baron, en face, etait flanque du maire et de sa femme, maigre campagnarde deja vieille, qui adressait de tous les cotes une multitude de petits saluts. Elle avait une figure etroite serree dans son grand bonnet normand, une vraie tete de poule a huppe blanche, avec un oeil tout rond et toujours etonne; et elle mangeait par petits coups rapides comme si elle eût picote son assiette avec son nez. Jeanne, a cote du parrain, voyageait dans le bonheur. Elle ne voyait plus rien, ne savait plus rien, et se taisait, la tete brouillee de joie. Elle lui demanda: "Quel est donc votre petit nom?" Il dit: "Julien. Vous ne saviez pas?" Mais elle ne repondit point, pensant: "Comme je le repeterai souvent, ce nom-la!" Quand le repas fut fini, on laissa la cour aux matelots et on passa de l'autre cote du chateau. La baronne se mit a faire son exercice, appuyee sur le baron, escortee de ses deux pretres. Jeanne et Julien allerent jusqu'au bosquet, entrerent dans les petits chemins touffus; et tout a coup il lui saisit les mains: "Dites, voulez-vous etre ma femme?" Elle baissa encore la tete; et comme il balbutiait: "Repondez, je vous en supplie!" elle releva ses yeux vers lui, tout doucement; et il lut la reponse dans son regard. IV Le baron, un matin, entra dans la chambre de Jeanne avant qu'elle fût levee, et s'asseyant sur les pieds du lit: "M. le vicomte de Lamare nous a demande ta main." Elle eut envie de cacher sa figure sous les draps. Son pere reprit: "Nous avons remis notre reponse a tantot." Elle haletait, etranglee par l'emotion. au bout d'une minute le baron, qui souriait, ajouta: "Nous n'avons rien voulu faire sans t'en parler. Ta mere et moi ne sommes pas opposes a ce mariage, sans pretendre cependant t'y engager. Tu es beaucoup plus riche que lui, mais, quand il s'agit du bonheur d'une vie, on ne doit pas se preoccuper de l'argent. Il n'a plus aucun parent; si tu l'epousais donc ce serait un fils qui entrerait dans notre famille, tandis qu'avec un autre, c'est toi, notre fille, qui irait chez des etrangers. Le garcon nous plait. Te plairait- il... a toi?" Elle balbutia, rouge jusqu'aux cheveux: "Je veux bien, papa." Et petit pere, en la regardant au fond des yeux, et riant toujours, murmura: "Je m'en doutais un peu, mademoiselle." Elle vecut jusqu'au soir comme si elle etait grise, sans savoir ce qu'elle faisait, prenant machinalement des objets pour d'autres, et les jambes toutes molles de fatigue sans qu'elle eût marche. Vers six heures, comme elle etait assise avec petite mere sous le platane, le vicomte parut. Le coeur de Jeanne se mit a battre follement. Le jeune homme s'avancait sans paraitre emu. Lorsqu'il fut tout pres, il prit les doigts de la baronne et les baisa, puis soulevant a son tour la main fremissante de la jeune fille, il y deposa de toutes ses levres un long baiser tendre et reconnaissant. Et la radieuse saison des fiancailles commenca. Ils causaient seuls dans les coins du salon ou bien assis sur le talus au fond du bosquet devant la lande sauvage. Parfois, ils se promenaient dans l'allee de petite mere, lui, parlant d'avenir, elle, les yeux baisses sur la trace poudreuse du pied de la baronne. une fois la chose decidee, on voulut hater le denouement; il fut donc convenu que la ceremonie aurait lieu dans six semaines, au 15 août; et que les jeunes maries partiraient immediatement pour leur voyage de noces. Jeanne consultee sur le pays qu'elle voulait visiter se decida pour la Corse ou l'on devait etre plus seuls que dans les villes d'Italie. Ils attendaient le moment fixe pour leur union sans impatience trop vive, mais enveloppes, roules dans une tendresse delicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts presses, des regards passionnes si longs que les ames semblent se meler; et vaguement tourmentes par le desir indecis des grandes etreintes. On resolut de n'inviter personne au mariage, a l'exception de tante Lison, la soeur de la baronne, qui vivait comme dame pensionnaire dans un couvent de Versailles. apres la mort de leur pere, la baronne avait voulu garder sa soeur avec elle; mais la vieille fille, poursuivie par l'idee qu'elle genait tout le monde, qu'elle etait inutile et importune, se retira dans une de ces maisons religieuses qui louent des appartements aux gens tristes et isoles dans l'existence. Elle venait, de temps en temps, passer un mois ou deux dans sa famille. C'etait une petite femme qui parlait peu, s'effacait toujours, apparaissait seulement aux heures des repas, et remontait ensuite dans sa chambre ou elle restait enfermee sans cesse. Elle avait un air bon et vieillot, bien qu'elle fût agee seulement de quarante-deux ans, un oeil doux et triste; elle n'avait jamais compte pour rien dans sa famille. Toute petite, comme elle n'etait point jolie ni turbulente, on ne l'embrassait guere; et elle restait tranquille et douce dans les coins. Depuis elle demeura toujours sacrifiee. Jeune fille, personne ne s'occupa d'elle. C'etait quelque chose comme une ombre ou un objet familier, un meuble vivant qu'on est accoutume a voir chaque jour, mais dont on ne s'inquiete jamais. Sa soeur, par habitude prise dans la maison paternelle, la considerait comme un etre manque, tout a fait insignifiant. On la traitait avec une familiarite sans gene qui cachait une sorte de bonte meprisante. Elle s'appelait Lise et semblait genee par ce nom pimpant et jeune. Quand on avait vu qu'elle ne se mariait pas, qu'elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Depuis la naissance de Jeanne, elle etait devenue "tante Lison", une humble parente, proprette, affreusement timide, meme avec sa saur et son beau-frere qui l'aimaient pourtant, mais d'une affection vague participant d'une tendresse indifferente, d'une compassion inconsciente et d'une bienveillance naturelle. Quelquefois, quand la baronne parlait des choses lointaines de sa jeunesse, elle prononcait, pour fixer une date: "C'etait a l'epoque du coup de tete de Lison." On n'en disait jamais plus; et "ce coup de tete" restait comme enveloppe de brouillard. un soir Lise, agee alors de vingt ans, s'etait jetee a l'eau sans qu'on sût pourquoi. Rien dans sa vie, dans ses manieres, ne pouvait faire pressentir cette folie. On l'avait repechee a moitie morte; et ses parents, levant des bras indignes, au lieu de chercher la cause mysterieuse de cette action, s'etaient contentes de parler du "coup de tete", comme ils parlaient de l'accident du cheval "Coco" qui s'etait casse la jambe un peu auparavant dans une orniere et qu'on avait ete oblige d'abattre. Depuis lors, Lise, bientot Lison, fut consideree comme un esprit tres faible. Le doux mepris qu'elle avait inspire a ses proches s'infiltra lentement dans le coeur de tous les gens qui l'entouraient. La petite Jeanne elle-meme, avec cette divination naturelle des enfants, ne s'occupait point d'elle, ne montait jamais l'embrasser dans son lit, ne penetrait jamais dans sa chambre. La bonne Rosalie, qui donnait a cette chambre les quelques soins necessaires, semblait seule savoir ou elle etait situee. Quand tante Lison entrait dans la salle a manger pour le dejeuner, la "Petite" allait, par habitude, lui tendre son front; et voila tout. Si quelqu'un voulait lui parler, on envoyait un domestique la querir; et, quand elle n'etait pas la, on ne s'occupait jamais d'elle, on ne songeait jamais a elle, on n'aurait jamais eu la pensee de s'inquieter, de demander: "Tiens, mais je n'ai pas vu Lison, ce matin." Elle ne tenait point de place; c'etait un de ces etres qui demeurent inconnus meme a leurs proches, comme inexplores, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces etres qui ne savent entrer ni dans l'existence, ni dans les habitudes, ni dans l'amour de ceux qui vivent a cote d'eux. Quand on prononcait "tante Lison", ces deux mots n'eveillaient pour ainsi dire aucune affection en l'esprit de personne. C'est comme si on avait dit "la cafetiere ou le sucrier". Elle marchait toujours a petits pas presses et muets; ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriete de ne rendre aucun son. Ses mains paraissaient faites d'une espece d'ouate, tant elle maniait legerement et delicatement ce qu'elletouchait. Elle arriva vers la mi-juillet, toute bouleversee par l'idee de ce mariage. Elle apportait une foule de cadeaux qui, venant d'elle, demeurerent presque inapercus. Des le lendemain de sa venue on ne remarqua plus qu'elle etait la. Mais en elle fermentait une emotion extraordinaire, et ses yeux ne quittaient point les fiances. Elle s'occupa du trousseau avec une energie singuliere, une activite fievreuse, travaillant comme une simple couturiere dans sa chambre ou personne ne la venait voir. a tout moment elle presentait a la baronne des mouchoirs qu'elle avait ourles elle-meme, des serviettes dont elle avait brode les chiffres, en demandant: "Est-ce bien comme ca, adelaide?" Et petite mere, tout en examinant nonchalamment l'objet, repondait: "Ne te donne donc pas tant de mal, ma pauvre Lison." un soir, vers la fin du mois, apres une journee de lourde chaleur, la lune se leva dans une de ces nuits claires et tiedes, qui troublent, attendrissent, font s'exalter, semblent eveiller toutes les poesies secretes de l'ame. Les souffles doux des champs entraient dans le salon tranquille. La baronne et son mari jouaient mollement une partie de cartes dans la clarte ronde que l'abat-jour de la lampe dessinait sur la table; tante Lison, assise entre eux, tricotait; et les jeunes gens accoudes a la fenetre ouverte regardaient le jardin plein de clarte. Le tilleul et le platane semaient leur ombre sur le grand gazon qui s'etendait ensuite, pale et luisant, jusqu'au bosquet tout noir. attiree invinciblement par le charme tendre de cette nuit, par cet eclairement vaporeux des arbres et des massifs, Jeanne se tourna vers ses parents: "Petit pere, nous allons faire un tour la, sur l'herbe, devant le chateau." Le baron dit, sans quitter son jeu: "allez, mes enfants", et se remit a sa partie. Ils sortirent et commencerent a marcher lentement sur la grande pelouse blanche jusqu'au petit bois du fond. L'heure avancait sans qu'ils songeassent a rentrer. La baronne, fatiguee, voulut monter a sa chambre: "Il faut rappeler les amoureux", dit-elle. Le baron, d'un coup d'oeil, parcourut le vaste jardin lumineux, ou les deux ombres erraient doucement. "Laisse-les donc, reprit-il, il fait si bon dehors! Lison va les attendre; n'est-ce pas, Lison?" La vieille fille releva ses yeux inquiets, et repondit de sa voix timide: "Certainement, je les attendrai." Petit pere souleva la baronne, et, lasse lui-meme par la chaleur du jour: "Je vais me coucher aussi", dit-il. Et il partit avec sa femme. alors tante Lison a son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l'ouvrage commence, sa laine et la grande aiguille, elle vint s'accouder a la fenetre et contempla la nuit charmante. Les deux fiances allaient sans fin, a travers le gazon, du bosquet jusqu'au perron, du perron jusqu'au bosquet. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d'eux-memes, tout meles a la poesie visible qui s'exhalait de la terre. Jeanne tout a coup apercut dans le cadre de la fenetre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarte de la lampe. "Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde." Le vicomte releva la tete, et, de cette voix indifferente qui parle sans pensee: "Oui, tante Lison nous regarde." Et ils continuerent a rever, a marcher lentement, a s'aimer. Mais la rosee couvrait l'herbe, ils eurent un petit frisson de fraicheur. "Rentrons maintenant", dit-elle. Et ils revinrent. Lorsqu'ils penetrerent dans le salon, tante Lison s'etait remise a tricoter; elle avait le front penche sur son travail; et ses doigts maigres tremblaient un peu, comme s'ils eussent ete tres fatigues. Jeanne s'approcha: "Tante, on va dormir, a present." La vieille fille tourna les yeux; ils etaient rouges comme si elle eût pleure. Les amoureux n'y prirent point garde; mais le jeune homme apercut soudain les fins souliers de la jeune fille tout couverts d'eau. Il fut saisi d'inquietude et demanda tendrement: "N'avez-vous point froid a vos chers petits pieds?" Et tout a coup les doigts de la tante furent secoues d'un tremblement si fort que son ouvrage s'en echappa; la pelote de laine roula au loin sur le parquet; et, cachant brusquement sa figure dans ses mains, elle se mit a pleurer par grands sanglots convulsifs. Les deux fiances la regardaient stupefaits, immobiles. Jeanne brusquement se mit a ses genoux, ecarta ses bras, bouleversee, repetant: "Mais qu'as-tu, mais qu'as-tu, tante Lison?" alors la pauvre femme, balbutiant, avec la voix toute mouillee de larmes, et le corps crispe de chagrin, repondit: "C'est quand il t'a demande... N'avez-vous pas froid a... a... a vos chers petits pieds?... on ne m'a jamais dit de ces choses-la... a moi... jamais... jamais..." Jeanne, surprise, apitoyee, eut cependant envie de rire a la pensee d'un amoureux debitant des tendresses a Lison; et le vicomte s'etait retourne pour cacher sa gaiete. Mais la tante se leva soudain, laissa sa laine a terre et son tricot sur le fauteuil, et elle se sauva sans lumiere dans l'escalier sombre, cherchant sa chambre a tatons. Restes seuls, les deux jeunes gens se regarderent, egayes et attendris. Jeanne murmura: "Cette pauvre tante!..." Julien reprit: "Elle doit etre un peu folle, ce soir." Ils se tenaient les mains sans se decider a se separer, et doucement, tout doucement, ils echangerent leur premier baiser devant le siege vide que venait de quitter tante Lison. Ils ne pensaient plus guere, le lendemain, aux larmes de la vieille fille. Les deux semaines qui precederent le mariage laisserent Jeanne assez calme et tranquille comme si elle eût ete fatiguee d'emotions douces. Elle n'eut pas non plus le temps de reflechir durant la matinee du jour decisif. Elle eprouvait seulement une grande sensation de vide en tout son corps, comme si sa chair, son sang, ses os se fussent fondus sous la peau; et elle s'apercevait, en touchant les objets, que ses doigts tremblaient beaucoup. Elle ne reprit possession d'elle que dans le choeur de l'eglise pendant l'office. Mariee! ainsi elle etait mariee! La succession de choses, de mouvements, d'evenements accomplis depuis l'aube lui paraissait un reve, un vrai reve. Il est de ces moments ou tout semble change autour de nous; les gestes meme ont une signification nouvelle; jusqu'aux heures qui ne semblent plus a leur place ordinaire. Elle se sentait etourdie, etonnee surtout. La veille encore rien n'etait modifie dans son existence; l'espoir constant de sa vie devenait seulement plus proche, presque palpable. Elle s'etait endormie jeune fille; elle etait femme maintenant. Donc elle avait franchi cette barriere qui semble cacher l'avenir avec toutes ses joies, ses bonheurs reves. Elle sentait comme une porte ouverte devant elle; elle allait entrer dans l'attendu. La ceremonie finissait. On passa dans la sacristie presque vide; car on n'avait invite personne; puis on ressortit. Quand ils apparurent sur la porte de l'eglise, un fracas formidable fit faire un bond a la mariee et pousser un grand cri a la baronne: c'etait une salve de coups de fusil tiree par les paysans; et jusqu'aux Peuples les detonations ne cesserent plus. une collation etait servie pour la famille, le cure des chatelains et celui d'Yport, le marie et les temoins choisis parmi les gros cultivateurs des environs. Puis on fit un tour dans le jardin pour attendre le diner. Le baron, la baronne, tante Lison, le maire et l'abbe Picot se mirent a parcourir l'allee de petite mere; tandis que dans l'allee en face l'autre pretre lisait son breviaire en marchant a grands pas. On entendait, de l'autre cote du chateau, la gaiete bruyante des paysans qui buvaient du cidre sous les pommiers. Tout le pays endimanche emplissait la cour. Les gars et les filles se poursuivaient. Jeanne et Julien traverserent le bosquet, puis monterent sur le talus, et, muets tous deux, se mirent a regarder la mer. Il faisait un peu frais, bien qu'on fût au milieu d'août; le vent du nord soufflait, et le grand soleil luisait durement dans le ciel tout bleu. Les jeunes gens, pour trouver de l'abri, traverserent la lande en tournant a droite, voulant gagner la vallee ondulante et boisee qui descend vers Yport. Des qu'ils eurent atteint les taillis, aucun souffle ne les effleura plus, et ils quitterent le chemin pour prendre un etroit sentier s'enfoncant sous les feuilles. Ils pouvaient a peine marcher de front; alors elle sentit un bras qui se glissait lentement autour de sa taille. Elle ne disait rien, haletante, le coeur precipite, la respiration coupee. Des branches basses leur caressaient les cheveux; ils se courbaient souvent pour passer. Elle cueillit une feuille; deux betes a bon Dieu, pareilles a deux freles coquillages rouges, etaient blotties dessous. alors elle dit, innocente et rassuree un peu: "Tiens, un menage." Julien effleura son oreille de sa bouche: "Ce soir vous serez ma femme." Quoiqu'elle eût appris bien des choses dans son sejour aux champs, elle ne songeait encore qu'a la poesie de l'amour, et fut surprise. Sa femme? ne l'etait-elle pas deja? alors il se mit a l'embrasser a petits baisers rapides sur la tempe et sur le cou, la ou frisaient les premiers cheveux. Saisie a chaque fois par ces baisers d'homme auxquels elle n'etait point habituee, elle penchait instinctivement la tete de l'autre cote pour eviter cette caresse qui la ravissait cependant. Mais ils se trouverent soudain sur la lisiere du bois. Elle s'arreta, confuse d'etre si loin. Qu'allait-on penser?" Retournons", dit-elle. Il retira le bras dont il serrait sa taille, et, en se tournant tous deux, ils se trouverent face a face, si pres qu'ils sentirent leurs haleines sur leurs visages; et ils se regarderent. Ils se regarderent d'un de ces regards fixes, aigus, penetrants, ou deux ames croient se meler. Ils se chercherent dans leurs yeux, derriere leurs yeux, dans cet inconnu impenetrable de l'etre, ils se sonderent dans une muette et obstinee interrogation. Que seraient-ils l'un pour l'autre? Que serait cette vie qu'ils commencaient ensemble? Que se reservaient-ils l'un a l'autre de joies, de bonheurs ou de desillusions en ce long tete-a-tete indissoluble du mariage? Et il leur sembla, a tous les deux, qu'ils ne s'etaient pas encore vus, Et tout a coup, Julien, posant ses deux mains sur les epaules de sa femme, lui jeta a pleine bouche un baiser profond comme elle n'en avait jamais recu. Il descendit, ce baiser, il penetra dans ses veines et dans ses moelles; et elle en eut une telle secousse mysterieuse qu'elle repoussa eperdument Julien de ses deux bras, et faillit tomber sur le dos. "allons-nous-en. allons-nous-en", balbutia-t-elle. Il ne repondit pas, mais il lui prit les mains qu'il garda dans les siennes. Ils n'echangerent plus un mot jusqu'a la maison. Le reste de l'apres-midi sembla long. On se mit a table a la nuit tombante. Le diner fut simple et assez court, contrairement aux usages normands. une sorte de gene paralysait les convives. Seuls les deux pretres, le maire et les quatre fermiers invites montrerent un peu de cette grosse gaiete qui doit accompagner les noces. Le rire semblait mort, un mot du maire le ranima. Il etait neuf heures environ; on allait prendre le cafe. au-dehors, sous les pommiers de la premiere cour, le bal champetre commencait. Par la fenetre ouverte on apercevait toute la fete. Des lumignons pendus aux branches donnaient aux feuilles des nuances de vert-de-gris. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu'accompagnaient faiblement deux violons et une clarinette juches sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entierement parfois la chanson des instruments; et la frele musique dechiree par les voix dechainees semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes eparpillees. Deux grandes barriques entourees de torches flambantes versaient a boire a la foule. Deux servantes etaient occupees a rincer incessamment les verres et les bols dans un baquet, pour les tendre, encore ruisselants d'eau, sous les robinets d'o? coulait le filet rouge du vin ou le filet d'or du cidre pur. Et les danseurs assoiffes, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir a leur tour un vase quelconque et se verser a grands flots dans la gorge, en renversant la tete, le liquide qu'ils preferaient. Sur une table on trouvait du pain, du beurre, du fromage et des saucisses. Chacun avalait une bouchee de temps en temps, et, sous le plafond de feuilles illuminees, cette fete saine et violente donnait aux convives mornes de la salle l'envie de danser aussi, de boire au ventre de ces grosses futailles en mangeant une tranche de pain avec du beurreet un oignon cru. Le maire qui battait la mesure avec son couteau s'ecria: "Sacristi! ca va bien, c'est comme qui dirait les noces de Ganache." un frisson de rire etouffe courut. Mais l'abbe Picot, ennemi naturel de l'autorite civile, repliqua: "Vous voulez dire de Cana." L'autre n'accepta pas la lecon. "Non, monsieur le cure, je m'entends; quand je dis Ganache, c'est Ganache." On se leva et on passa dans le salon. Puis on alla se meler un peu au populaire en goguette. Puis les invites se retirerent. Le baron et la baronne eurent a voix basse une sorte de querelle. Mme adelaide, plus essoufflee que jamais, semblait refuser ce que demandait son mari; enfin elle dit, presque haut: "Non, mon ami, je ne peux pas, je ne saurais comment m'y prendre." Petit pere alors, la quittant brusquement, s'approcha de Jeanne. "Veux-tu faire un tour avec moi, fillette?" Tout emue, elle repondit: "Comme tu voudras, papa." Ils sortirent. Des qu'ils furent devant la porte, du cote de la mer, un petit vent sec les saisit. un de ces vents froids d'ete, qui sentent deja l'automne. Des nuages galopaient dans le ciel, voilant, puis redecouvrant les etoiles. Le baron serrait contre lui le bras de sa fille en lui pressant tendrement la main. Ils marcherent quelques minutes. Il semblait indecis, trouble. Enfin il se decida. "Mignonne, je vais remplir un role difficile qui devrait revenir a ta mere; mais comme elle s'y refuse, il faut bien que je prenne sa place. J'ignore ce que tu sais des choses de l'existence. Il est des mysteres qu'on cache soigneusement aux enfants, aux filles surtout, aux filles qui doivent rester pures d'esprit, irreprochablement pures jusqu'a l'heure ou nous les remettons entre les bras de l'homme qui prendra soin de leur bonheur. C'est a lui qu'il appartient de lever ce voile jete sur le doux secret de la vie. Mais elles, si aucun soupcon ne les a encore effleurees, se revoltent souvent devant la realite un peu brutale cachee derriere les reves. Blessees en leur ame, blessees meme en leur corps, elles refusent a l'epoux ce que la loi, la loi humaine et la loi naturelle lui accordent comme un droit absolu. Je ne puis t'en dire davantage, ma cherie; mais n'oublie point ceci, que tu appartiens tout entiere a ton mari." Que savait-elle au juste? que devinait-elle? Elle s'etait mise a trembler, oppressee d'une melancolie accablante et douloureuse comme un pressentiment. Ils rentrerent. une surprise les arreta sur la porte du salon. Mme adelaide sanglotait sur le coeur de Julien. Ses pleurs, des pleurs bruyants pousses comme par un soufflet de forge, semblaient lui sortir en meme temps du nez, de la bouche et des yeux; et le jeune homme interdit, gauche, soutenait la grosse femme abattue en ses bras pour lui recommander sa cherie, sa mignonne, son adoree fillette. Le baron se precipita: "Oh! pas de scene; pas d'attendrissement, je vous prie", et, prenant sa femme, il l'assit dans un fauteuil pendant qu'elle s'essuyait le visage. Il se tourna ensuite vers Jeanne: "allons, petite, embrasse ta mere bien vite et va te coucher." Prete a pleurer aussi, elle embrassa ses parents rapidement et s'enfuit. Tante Lison s'etait deja retiree en sa chambre. Le baron et sa femme resterent seuls avec Julien. Et ils demeuraient si genes tous les trois qu'aucune parole ne leur venait, les deux hommes en tenue de soiree, debout, les yeux perdus, Mme adelaide abattue sur son siege avec des restes de sanglots dans la gorge. Leur embarras devenait intolerable, le baron se mit a parler du voyage que les jeunes gens devaient entreprendre dans quelques jours. Jeanne, dans sa chambre, se laissait deshabiller par Rosalie qui pleurait comme une source. Les mains errantes au hasard, elle ne trouvait plus ni les cordons ni les epingles et elle semblait assurement plus emue encore que sa maitresse. Mais Jeanne ne songeait guere aux larmes de sa bonne; il lui semblait qu'elle etait entree dans un autre monde, partie sur une autre terre, separee de tout ce qu'elle avait connu, de tout ce qu'elle avait cheri. Tout lui semblait bouleverse dans sa vie et dans sa pensee; meme cette idee etrange lui vint: "aimait-elle son mari?" Voila qu'il lui apparaissait tout a coup comme un etranger qu'elle connaissait a peine. Trois mois auparavant elle ne savait point qu'il existait, et maintenant elle etait sa femme. Pourquoi cela? Pourquoi tomber si vite dans le mariage comme dans un trou ouvert sous vos pas? Quand elle fut en toilette de nuit, elle se glissa dans son lit; et ses draps un peu frais, faisant frissonner sa peau, augmenterent cette sensation de froid, de solitude, de tristesse qui lui pesait sur l'ame depuis deux heures. Rosalie s'enfuit, toujours sanglotant; et Jeanne attendit. Elle attendit anxieuse, le coeur crispe, ce je ne sais quoi devine, et annonce en termes confus par son pere, cette revelation mysterieuse de ce qui est le grand secret de l'amour. Sans qu'elle eût entendu monter l'escalier, on frappa trois coups legers contre sa porte. Elle tressaillit horriblement et ne repondit point. On frappa de nouveau, puis la serrure grinca. Elle se cacha la tete sous ses couvertures comme si un voleur eût penetre chez elle. Des bottines craquerent doucement sur le parquet; et soudain on toucha son lit. Elle eut un sursaut nerveux et poussa un petit cri; et, degageant sa tete, elle vit Julien debout devant elle, qui souriait en la regardant. "Oh! que vous m'avez fait peur!" dit-elle. Il reprit: "Vous ne m'attendiez donc point?" Elle ne repondit pas. Il etait en grande toilette, avec sa figure grave de beau garcon; et elle se sentit affreusement honteuse d'etre couchee ainsi devant cet homme si correct. Ils ne savaient que dire, que faire, n'osant meme pas se regarder a cette heure serieuse et decisive d'o? depend l'intime bonheur de toute la vie. Il sentait vaguement peut-etre quel danger offre cette bataille, et quelle souple possession de soi, quelle rusee tendresse il faut pour ne froisser aucune des subtiles pudeurs, des infinies delicatesses d'une ame virginale et nourrie de reves. alors, doucement, il lui prit la main qu'il baisa, et, s'agenouillant aupres du lit comme devant un autel, il murmura d'une voix aussi legere qu'un souffle: "Voudrez- vous m'aimer?" Elle, rassuree tout a coup, souleva sur l'oreiller sa tete ennuagee de dentelles, et elle sourit: "Je vous aime deja, mon ami." Il mit en sa bouche les petits doigts fins de sa femme, et la voix changee par ce baillon de chair: "Voulez-vous me prouver que vous m'aimez?" Elle repondit, troublee de nouveau, sans bien comprendre ce qu'elle disait, sous le souvenir des paroles de son pere: "Je suis a vous, mon ami." Il couvrit son poignet de baisers mouilles, et, se redressant lentement, il approchait de son visage qu'elle recommencait a cacher. Soudain, jetant un bras en avant par-dessus le lit, il enlaca sa femme a travers les draps, tandis que, glissant son autre bras sous l'oreiller, il le soulevait avec la tete: et, tout bas, tout bas il demanda: "alors, vous voulez bien me faire une toute petite place a cote de vous?" Elle eut peur, une peur d'instinct, et balbutia: "Oh! pas encore, je vous prie." Il sembla desappointe, un peu froisse, et il reprit d'un ton toujours suppliant, mais plus brusque: "Pourquoi plus tard puisque nous finirons toujours par la?" Elle lui en voulut de ce mot; mais soumise et resignee, elle repeta pour la deuxieme fois: "Je suis a vous, mon ami." alors, il disparut bien vite dans le cabinet de toilette; et elle entendait distinctement ses mouvements avec des froissements d'habits defaits, un bruit d'argent dans la poche, la chute successive des bottines. Et tout a coup, en calecon, en chaussettes, il traversa vivement la chambre pour aller deposer sa montre sur la cheminee. Puis il retourna, en courant, dans la petite piece voisine, remua quelque temps encore et Jeanne se retourna rapidement de l'autre cote en fermant les yeux, quand elle sentit qu'il arrivait. Elle fit un soubresaut comme pour se jeter a terre lorsque glissa vivement contre sa jambe une autre jambe froide et velue; et, la figure dans ses mains, eperdue, prete a crier de peur et d'effarement, elle se blottit tout au fond du lit. aussitot, il la prit en ses bras, bien qu'elle lui tournat le dos, et il baisait voracement son cou, les dentelles flottantes de sa coiffure de nuit et le col brode de sa chemise. Elle ne remuait pas, raidie dans une horrible anxiete, sentant une main forte qui cherchait sa poitrine cachee entre ses coudes. Elle haletait bouleversee sous cet attouchement brutal; et elle avait surtout envie de se sauver, de courir par la maison, de s'enfermer quelque part, loin de cet homme. Il ne bougeait plus. Elle recevait sa chaleur dans son dos. alors son effroi s'apaisa encore et elle pensa brusquement qu'elle n'aurait qu'a se retourner pour l'embrasser. a la fin, il parut s'impatienter, et d'une voix attristee: "Vous ne voulez donc point etre ma petite femme?" Elle murmura a travers ses doigts: "Est-ce que je ne la suis pas?" Il repondit avec une nuance de mauvaise humeur: "Mais non, ma chere, voyons, ne vous moquez pas de moi." Elle se sentit toute remuee par le ton mecontent de sa voix; et elle se tourna tout a coup vers lui pour lui demander pardon. Il la saisit a bras-le-corps, rageusement, comme affame d'elle; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous, toute sa face et le haut de sa gorge, l'etourdissant de caresses. Elle avait ouvert les mains et restait inerte sous ses efforts, ne sachant plus ce qu'elle faisait, ce qu'il faisait, dans un trouble de pensee qui ne lui laissait rien comprendre. Mais une souffrance aigue la dechira soudain; et elle se mit a gemir, tordue dans ses bras, pendant qu'il la possedait violemment. Que se passa-t-il ensuite? Elle n'en eut guere le souvenir, car elle avait perdu la tete; il lui sembla seulement qu'il lui jetait sur les levres une grele de petits baisers reconnaissants. Puis il dut lui parler et elle dut lui repondre. Puis il fit d'autres tentatives qu'elle repoussa avec epouvante; et comme elle se debattait, elle rencontra sur sa poitrine ce poil epais qu'elle avait deja senti sur sa jambe, et elle se recula de saisissement. Las enfin de la solliciter sans succes, il demeura immobile sur le dos. alors elle songea; elle se dit, desesperee jusqu'au fond de son ame, dans la desillusion d'une ivresse revee si differente, d'une chere attente detruite, d'une felicite crevee: "Voila donc ce qu'il appelle etre sa femme; c'est cela! c'est cela!" Et elle resta longtemps ainsi, desolee, l'oeil errant sur les tapisseries du mur, sur la vieille legende d'amour qui enveloppait sa chambre. Mais, comme Julien ne parlait plus, ne remuait plus, elle tourna lentement son regard vers lui, et elle s'apercut qu'il dormait! Il dormait, la bouche entrouverte, le visage calme! Il dormait! Elle ne le pouvait croire, se sentant indignee, plus outragee par ce sommeil que par sa brutalite, traitee comme la premiere venue. Pouvait-il dormir une nuit pareille? Ce qui s'etait passe entre eux n'avait donc pour lui rien de surprenant? Oh! elle eût mieux aime etre frappee, violentee encore, meurtrie de caresses odieuses jusqu'a perdre connaissance. Elle resta immobile, appuyee sur un coude, penchee vers lui, ecoutant entre ses levres passer un leger souffle qui, parfois, prenait une apparence de ronflement. Le jour parut, terne d'abord, puis clair, puis rose, puis eclatant. Julien ouvrit les yeux, bailla, etendit ses bras,regarda sa femme, sourit, et demanda: "as-tu bien dormi, ma cherie?" Elle s'apercut qu'il lui disait "tu" maintenant et elle repondit, stupefaite: "Mais oui. Et vous?" Il dit: "Oh! moi, fort bien." Et, se tournant vers elle, il l'embrassa, puis se mit a causer tranquillement. Il lui developpait des projets de vie, avec des idees d'economie; et ce mot revenu plusieurs fois etonnait Jeanne. Elle l'ecoutait sans bien saisir le sens des paroles, le regardait, songeait a mille choses rapides qui passaient, effleurant a peine son esprit. Huit heures sonnerent. "allons, il faut nous lever, dit-il, nous serions ridicules en restant tard au lit", et il descendit le premier. Quand il eut fini sa toilette, il aida gentiment sa femme en tous les menus details de la sienne, ne permettant pas qu'on appelat Rosalie. au moment de sortir, il l'arreta. "Tu sais, entre nous, nous pouvons nous tutoyer maintenant, mais devant tes parents il vaut mieux attendre encore. Ce sera tout naturel en revenant de notre voyage de noces." Elle ne se montra qu'a l'heure du dejeuner. Et la journee s'ecoula ainsi qu'a l'ordinaire comme si rien de nouveau n'etait survenu. Il n'y avait qu'un homme de plus dans la maison. V Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter a Marseille. apres l'angoisse du premier soir, Jeanne s'etait habituee deja au contact de Julien, a ses baisers, a ses caresses tendres, bien que sa repugnance n'eût pas diminue pour leurs rapports plus intimes. Elle le trouvait beau, elle l'aimait; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie. Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule semblait emue; et elle mit, au moment ou la voiture allait partir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille: "C'est pour tes petites depenses de jeune femme", dit-elle. Jeanne la jeta dans sa poche; et les chevaux detalerent. Vers le soir, Julien lui dit: "Combien ta mere t'a-t-elle donne dans cette bourse?" Elle n'y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. un flot d'or se repandit: deux mille francs. Elle battit des mains: "Je ferai des folies", et elle resserra l'argent. apres huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arriverent a Marseille. Et le lendemain le Roi-Louis, un petit paquebot qui allait a Naples en passant par ajaccio, les emportait vers la Corse. La Corse! les maquis! les bandits! les montagnes! la patriede Napoleon! Il semblait a Jeanne qu'elle sortait de la realite pour entrer, tout eveillee, dans un reve. Cote a cote sur le pont du navire, ils regardaient courir les falaises de la Provence. La mer immobile, d'un azur puissant, comme figee, comme durcie dans la lumiere ardente qui tombait du soleil, s'etalait sous le ciel infini, d'un bleu presque exagere. Elle dit: "Te rappelles-tu notre promenade dans le bateau du pere Lastique?" au lieu de repondre, il lui jeta rapidement un baiser dans l'oreille. Les roues du vapeur battaient l'eau, troublant son epais sommeil; et par-derriere une longue trace ecumeuse, une grande trainee pale ou l'onde remuee moussait comme du champagne, allongeait jusqu'a perte de vue le sillage tout droit du batiment, Soudain, vers l'avant, a quelques brasses seulement, un enorme poisson, un dauphin, bondit hors de l'eau, puis y replongea la tete la premiere et disparut. Jeanne toute saisie eut peur, poussa un cri, et se jeta sur la poitrine de Julien. Puis elle se mit a rire de sa frayeur, et regarda, anxieuse, si la bete n'allait pas reparaitre. au bout de quelques secondes elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mecanique. Puis elle retomba, ressortit encore; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte a leur frere monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient a gauche, revenaient a droite du navire, et tantot ensemble, tantot l'une apres l'autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s'elancaient en l'air par un grand saut qui decrivait une courbe, puis elles replongeaient a la queue leu leu. Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, a chaque apparition des enormes et souples nageurs. Son coeur bondissait comme eux dans une joie folle et enfantine. Tout a coup, ils disparurent. On les apercut encore une fois, tres loin, vers la pleine mer; puis on ne les vit plus, et Jeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur depart. Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarte, de paix heureuse. Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau; et ce repos illimite de la mer et du ciel s'etendait aux ames engourdies ou pas un frisson non plus ne passait. Le grand soleil s'enfoncait doucement la-bas, vers l'afrique invisible, l'afrique, la terre brûlante dont on croyait deja sentir les ardeurs; mais une sorte de caresse fraiche, qui n'etait cependant pas meme une apparence de brise, effleura les visages lorsque l'astre eut disparu. Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine ou l'on sentait toutes les horribles odeurs des paquebots; et ils s'etendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roules dans leurs manteaux. Julien s'endormit tout de suite; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitee par l'inconnu du voyage. Le bruit monotone des roues la bercait; et elle regardait au-dessus d'elle ces legions d'etoiles si claires, d'une lumiere aigue, scintillante et comme mouillee, dans ce ciel pur du Midi. Vers le matin, cependant, elle s'assoupit. Des bruits, des voix la reveillerent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du navire. Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se leverent. Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salee qui lui penetrait jusqu'au bout des doigts. Partout la mer. Pourtant, vers l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube naissante, une sorte d'accumulation de nuages singuliers, pointus, dechiquetes, semblait posee sur les flots. Puis cela apparut plus distinct; les formes se marquerent davantage sur le ciel eclairci; une grande ligne de montagnes cornues et bizarres surgit: la Corse, enveloppee dans une sorte de voile leger. Et le soleil se leva derriere, dessinant toutes les saillies des cretes en ombres noires; puis tous les sommets s'allumerent tandis que le reste de l'ile demeurait embrume de vapeur. Le capitaine, un vieux petit homme tanne, seche, raccourci, racorni, retreci par les vents durs et sales, apparut sur le pont, et, d'une voix enrouee par trente ans de commandement, usee par les cris pousses dans les bourrasques, il dit a Jeanne: "La sentez-vous, cette gueuse-la?" Elle sentait en effet une forte et singuliere odeur de plantes, d'aromes sauvages. Le capitaine reprit: "C'est la Corse qui fleure comme ca, madame; c'est son odeur de jolie femme, a elle. apres vingt ans d'absence, je la reconnaitrais a cinq milles au large. J'en suis. Lui, la- bas, a Sainte-Helene, il en parle toujours, parait-il, de l'odeur de son pays. Il est de ma famille." Et le capitaine, otant son chapeau, salua la Corse, salua la- bas, a travers l'ocean, le grand empereur prisonnier qui etait de sa famille. Jeanne fut tellement emue qu'elle faillit pleurer. Puis le marin tendit le bras vers l'horizon: "Les Sanguinaires!" dit-il. Julien, debout pres de sa femme, la tenait par la taille, et tous deux regardaient au loin pour decouvrir le point indique. Ils apercurent enfin quelques rochers en forme de pyramides, que le navire contourna bientot pour entrer dans un golfe immense et tranquille, entoure d'un peuple de hauts sommets dont les pentes basses semblaient couvertes de mousses. Le capitaine indiqua cette verdure: "Le maquis." a mesure qu'on avancait, le cercle des monts semblait se refermer derriere le batiment qui nageait avec lenteur dans un lac d'azur si transparent qu'on en voyait parfois le fond. Et la ville apparut soudain, toute blanche, au fond du golfe, au bord des flots, au pied des montagnes. Quelques petits bateaux italiens etaient a l'ancre dans le port. Quatre ou cinq barques s'en vinrent roder autour du Roi-Louis pour chercher ses passagers. Julien, qui reunissait les bagages, demanda tout bas a sa femme: "C'est assez, n'est-ce pas, de donner vingt sous a l'homme de service?" Depuis huit jours il posait a tout moment la meme question, dont elle souffrait chaque fois. Elle repondit avec un peu d'impatience: "Quand on n'est pas sûr de donner assez, on donne trop." Sans cesse, il discutait avec les maitres et les garcons d'hotel, avec les voituriers, avec les vendeurs de n'importe quoi, et quand il avait, a force d'arguties, obtenu un rabais quelconque, il disait a Jeanne, en se frottant les mains: "Je n'aime pas etre vole." Elle tremblait en voyant venir les notes, sûre d'avance des observations qu'il allait faire sur chaque article, humiliee par ces marchandages, rougissant jusqu'aux cheveux sous le regard meprisant des domestiques qui suivaient son mari de l'oeil en gardant au fond de la main son insuffisant pourboire. Il eut encore une discussion avec le batelier qui les mit a terre. Le premier arbre qu'elle vit fut un palmier! Ils descendirent dans un grand hotel vide, a l'encoignure d'une vaste place, et se firent servir a dejeuner. Lorsqu'ils eurent fini le dessert, au moment ou Jeanne se levait pour aller vagabonder par la ville, Julien, la prenant dans ses bras, lui murmura tendrement a l'oreille: "Si nous nous couchions un peu, ma chatte?" Elle resta surprise: "Nous coucher? Mais je ne me senspas fatiguee." Il l'enlaca. "J'ai envie de toi. Tu comprends? Depuis deux jours!..." Elle s'empourpra, honteuse, balbutiant: "Oh! maintenant! Mais que dirait-on? Comment oserais-tu demander une chambre en plein jour? Oh! Julien, je t'en supplie." Mais il l'interrompit: "Je m'en moque un peu de ce que peuvent dire et penser des gens d'hotel. Tu vas voir comme ca me gene." Et il sonna. Elle ne disait plus rien, les yeux baisses, revoltee toujours dans son ame et dans sa chair, devant ce desir incessant de l'epoux, n'obeissant qu'avec degoût, resignee, mais humiliee, voyant la quelque chose de bestial, de degradant, une salete enfin. Ses sens dormaient encore, et son mari la traitait maintenant comme si elle eût partage ses ardeurs. Quand le garcon fut arrive, Julien lui demanda de les conduire a leur chambre. L'homme, un vrai Corse velu jusque dans les yeux, ne comprenait pas, affirmait que l'appartement serait prepare pour la nuit. Julien impatiente s'expliqua: "Non, tout de suite. Nous sommes fatigues du voyage, nous voulons nous reposer." alors un sourire glissa dans la barbe du valet et Jeanne eut envie de se sauver. Quand ils redescendirent, une heure plus tard, elle n'osait plus passer devant les gens qu'elle rencontrait, persuadee qu'ils allaient rire et chuchoter derriere son dos. Elle en voulait en son coeur a Julien de ne pas comprendre cela, de n'avoir point ces fines pudeurs, ces delicatesses d'instinct; et elle sentait entre elle et lui comme un voile, un obstacle, s'apercevant pour la premiere fois que deux personnes ne se penetrent jamais jusqu'a l'ame, jusqu'au fond des pensees, qu'elles marchent cote a cote, enlacees parfois, mais non melees, et que l'etre moral de chacun de nous reste eternellement seul par la vie. Ils demeurerent trois jours dans cette petite ville cachee au fond de son golfe bleu, chaude comme dans une fournaise derriere son rideau de montagnes qui ne laisse jamais le vent souffler jusqu'a elle. Puis un itineraire fut arrete pour leur voyage, et, afin de ne reculer devant aucun passage difficile, ils deciderent de louer des chevaux. Ils prirent donc deux petits etalons corses a l'oeil furieux, maigres et infatigables, et se mirent en route un matin au lever du jour. un guide monte sur une mule les accompagnait et portait les provisions, car les auberges sont inconnues en ce pays sauvage. La route suivait d'abord le golfe pour s'enfoncer dans une vallee peu profonde allant vers les grands monts. Souvent on traversait des torrents presque secs; une apparence de ruisseau remuait encore sous les pierres, comme une bete cachee, faisait un glouglou timide. Le pays inculte semblait tout nu. Les flancs des cotes etaient couverts de hautes herbes, jaunes en cette saison brûlante. Parfois on rencontrait un montagnard soit a pied, soit sur son petit cheval, soit a califourchon sur son ane gros comme un chien. Et tous avaient sur le dos le fusil charge, vieilles armes rouillees, redoutables en leurs mains. Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l'ile est couverte semblait epaissir l'air; et la route allait s'elevant lentement au milieu des longs replis des monts. Les sommets de granit rose ou bleu donnaient au vaste paysage des tons de feerie; et, sur les pentes plus basses, des forets de chataigniers immenses avaient l'air de buissons verts tant les vagues de la terre soulevee sont geantes en ce pays. Quelquefois le guide, tendant la main vers les hauteurs escarpees, disait un nom. Jeanne et Julien regardaient, ne voyaient rien, puis decouvraient enfin quelque chose de gris pareil a un amas de pierres tombees du sommet. C'etait un village, un petit hameau de granit accroche la, cramponne comme un vrai nid d'oiseau, presque invisible sur l'immense montagne. Ce long voyage au pas enervait Jeanne. "Courons un peu", dit-elle. Et elle lanca son cheval. Puis comme elle n'entendait pas son mari galoper pres d'elle, elle se retourna et se mit a rire d'un rire fou en le voyant accourir, pale, tenant la criniere de la bete et bondissant etrangement. Sa beaute meme, sa figure de beau cavalier rendaient plus droles sa maladresse et sa peur. Ils se mirent alors a trotter doucement. La route maintenant s'etendait entre deux interminables taillis qui couvraient toute la cote, comme un manteau. C'etait le maquis, l'impenetrable maquis, forme de chenes verts, de genevriers, d'arbousiers, de lentisques, d'alaternes, de bruyeres, de lauriers-tins, de myrtes et de buis que reliaient entre eux, les melant comme des chevelures, des clematites enlacantes, des fougeres monstrueuses, des chevrefeuilles, des cystes, des romarins, des lavandes, des ronces, jetant sur le dos des monts une inextricable toison. Ils avaient faim. Le guide les rejoignit et les conduisit aupres d'une de ces sources charmantes, si frequentes dans les pays escarpes, fil mince et rond d'eau glacee qui sort d'un petit trou dans la roche et coule au bout d'une feuille de chataignier disposee par un passant pour amener le courant menu jusqu'a la bouche. Jeanne se sentait tellement heureuse qu'elle avait grand- peine a ne point jeter des cris d'allegresse. Ils repartirent et commencerent a descendre, en contournant le golfe de Sagone. Vers le soir, ils traverserent Cargese, le village grec fonde la jadis par une colonie de fugitifs chasses de leur patrie. De grandes et belles filles, aux reins elegants, aux mains longues, a la taille fine, singulierement gracieuses, formaient un groupe aupres d'une fontaine. Julien leur ayant crie "Bonsoir", elles repondirent d'une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonne. En arrivant a Piana, il fallut demander l'hospitalite comme dans les temps anciens et dans les contrees perdues. Jeanne frissonnait de joie en attendant que s'ouvrit la porte ou Julien avait frappe. Oh! c'etait bien un voyage,cela! avec tout l'imprevu des routes inexplorees. Ils s'adressaient justement a un jeune menage. On les recut comme les patriarches devaient recevoir l'hote envoye de Dieu, et ils dormirent sur une paillasse de mais, dans une vieille maison vermoulue dont toute la charpente piquee des vers, parcourue par les longs tarets mangeurs de poutres, bruissait, semblait vivre et soupirer. Ils partirent au soleil levant et bientot ils s'arreterent en face d'une foret, d'une vraie foret de granit pourpre. C'etaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes modelees par le temps, le vent rongeur et la brume de mer. Hauts jusqu'a trois cents metres, minces, ronds, tortus, crochus, difformes, imprevus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des betes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux demesures, tout un peuple monstrueux, une menagerie de cauchemar petrifiee par le vouloir de quelque Dieu extravagant. Jeanne ne parlait plus, le coeur serre, et elle prit la main de Julien qu'elle etreignit, envahie d'un besoin d'aimer devant cette beaute des choses. Et soudain, sortant de ce chaos, ils decouvrirent un nouveau golfe ceint tout entier d'une muraille sanglante de granit rouge. Et dans la mer bleue ces roches ecarlates se refletaient. Jeanne balbutia: "Oh! Julien!" sans trouver d'autres mots, attendrie d'admiration, la gorge etranglee; et deux larmes coulerent de ses yeux. Il la regardait, stupefait, demandant: "Qu'as-tu, ma chatte?" Elle essuya ses joues, sourit et, d'une voix un peu tremblante: "Ce n'est rien... c'est nerveux... Je ne sais pas... J'ai ete saisie. Je suis si heureuse que la moindre chose me bouleverse le coeur." Il ne comprenait pas ces enervements de femme, les secousses de ces etres vibrants affoles d'un rien, qu'un enthousiasme remue comme une catastrophe, qu'une sensation insaisissable revolutionne, affole de joie ou desespere. Ces larmes lui semblaient ridicules, et, tout entier a la preoccupation du mauvais chemin: "Tu ferais mieux, dit- il, de veiller a ton cheval." Par une route presque impraticable, ils descendirent au fond de ce golfe, puis tournerent a droite pour gravir le sombre val d'Ota. Mais le sentier s'annoncait horrible. Julien proposa: "Si nous montions a pied?" Elle ne demandait pas mieux, ravie de marcher, d'etre seule avec lui apres l'emotion de tout a l'heure. Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux, et ils allerent a petits pas. La montagne, fendue du haut en bas, s'entrouvrait. Le sentier s'enfonce dans cette breche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles; et un gros torrent parcourt cette crevasse. L'air est glace, le granit parait noir et tout la-haut ce qu'on voit du ciel bleu etonne et engourdit. un bruit soudain fit tressaillir Jeanne. Elle leva les yeux; un enorme oiseau s'envolait d'un trou: c'etait un aigle. Ses ailes ouvertes semblaient chercher les deux parois du puits et il monta jusqu'a l'azur ou il disparut. Plus loin, la felure du mont se dedouble; le sentier grimpe entre les deux ravins, en zigzags brusques. Jeanne legere et folle allait la premiere, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrepide, se penchant sur les abimes. Il la suivait, un peu essouffle, les yeux a terre par crainte du vertige. Tout a coup le soleil les inonda; ils crurent sortir de l'enfer. Ils avaient soif, une trace humide les guida, a travers un chaos de pierres, jusqu'a une source toute petite canalisee dans un baton creux pour l'usage des chevriers. un tapis de mousse couvrait le sol alentour. Jeanne s'agenouilla pour boire; et Julien en fit autant. Et comme elle savourait la fraicheur de l'eau, il lui prit la taille et tacha de lui voler sa place au bout du conduit de bois. Elle resista; leurs levres se battaient, se rencontraient, se repoussaient. Dans les hasards de la lutte, ils saisissaient tour a tour la mince extremite du tube et la mordaient pour ne point lacher. Et le filet d'eau froide, repris et quitte sans cesse, se brisait et se renouait, eclaboussait les visages, les cous, les habits, les mains. Des gouttelettes pareilles a des perles luisaient dans leurs cheveux. Et des baisers coulaient dans le courant. Soudain Jeanne eut une inspiration d'amour. Elle emplit sa bouche du clair liquide, et, les joues gonflees comme des outres, fit comprendre a Julien que, levre a levre, elle voulait le desalterer. Il tendit sa gorge, souriant, la tete en arriere, les bras ouverts; et il but d'un trait a cette source de chair vive qui lui versa dans les entrailles un desir enflamme. Jeanne s'appuyait sur lui avec une tendresse inusitee; son coeur palpitait; ses reins se soulevaient; ses yeux semblaient amollis, trempes d'eau. Elle murmura tout bas: "Julien... je t'aime!" et, l'attirant a son tour, elle se renversa et cacha dans ses mains son visage empourpre de honte. Il s'abattit sur elle, l'etreignant avec emportement. Elle haletait dans une attente enervee; et tout a coup elle poussa un cri, frappee, comme de la foudre, par la sensation qu'elle appelait. Ils furent longtemps a gagner le sommet de la montee tant elle demeurait palpitante et courbaturee, et ils n'arriverent a Evisa que le soir, chez un parent de leur guide, Paoli Palabretti. C'etait un homme de grande taille, un peu voûte, avec l'air morne d'un phtisique. Il les conduisit dans leur chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays, o? toute elegance reste ignoree; et il exprimait en son langage, patois corse, bouillie de francais et d'italien, son plaisir a les recevoir, quand une voix claire l'interrompit; et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille etroite, des dents toujours dehors dans un rire continu, s'elanca, embrassa Jeanne, secoua la main de Julien en repetant: "Bonjour, madame, bonjour, monsieur, ca va bien?" Elle enleva les chapeaux, les chales, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l'autre en echarpe, puis elle fit sortir tout le monde, en disant a son mari: "Va les promener jusqu'au diner." M. Palabretti obeit aussitot, se placa entre les deux jeunes gens et leur fit voir le village. Il trainait ses pas et ses paroles, toussant frequemment, et repetant a chaque quinte: "C'est l'air du Val qui est fraiche, qui m'est tombee sur la poitrine." Il les guida, par un sentier perdu, sous des chataigniers demesures. Soudain, il s'arreta, et, de son accent monotone: "C'est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tue par Mathieu Lori. Tenez, j'etais tout pres de Jean, quand Mathieu parut a dix pas de nous. "Jean, cria-t-il, ne va pas a albertacce; n'y va pas Jean, ou je te tue, je te le dis." "Je pris le bras de Jean: "N'y va pas, Jean, il le ferait." "C'etait pour une fille qu'ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi. "Mais Jean se mit a crier: "J'irai, Mathieu; ce n'est pas toi qui m'empecheras." "alors Mathieu abaissa son fusil, avant que j'aie pu ajuster le mien, et il tira. "Jean fit un grand saut des deux pieds comme un enfant qui danse a la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil en echappa et roula jusqu'au gros chataignier la-bas. "Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit plus un mot, il etait mort." Les jeunes gens regardaient, stupefaits, le tranquille temoin de ce crime. Jeanne demanda: "Et l'assassin?" Paoli Palabretti toussa longtemps, puis il reprit: "Il a gagne la montagne. C'est mon frere qui l'a tue, l'an suivant. Vous savez bien, mon frere, Philippi Palabretti, le bandit." Jeanne frissonna: "Votre frere? un bandit?" Le Corse placide eut un eclair de fierte dans l'oeil. "Oui, madame, c'etait un celebre, celui-la. Il a mis a bas six gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, lorsqu'ils ont ete cernes dans le Niolo, apres six jours de lutte, et qu'ils allaient perir de faim." Puis il ajouta, d'un air resigne: "C'est le pays qui veut ca", du meme ton qu'il prenait pour dire: "C'est l'air du Val qui est fraiche." Puis ils rentrerent diner, et la petite Corse les traita comme si elle les eût connus depuis vingt ans. Mais une inquietude poursuivait Jeanne. Retrouverait-elle encore entre les bras de Julien cette etrange et vehemente secousse des sens qu'elle avait ressentie sur la mousse de la fontaine? Lorsqu'ils furent seuls dans la chambre, elle tremblait de rester encore insensible sous ses baisers. Mais elle se rassura bien vite; et ce fut sa premiere nuit d'amour. Et, le lendemain, a l'heure de partir, elle ne se decidait plus a quitter cette humble maison ou il lui semblait qu'un bonheur nouveau avait commence pour elle. Elle attira dans sa chambre la petite femme de son hote et, tout en etablissant bien qu'elle ne voulait point lui faire de cadeau, elle insista, se fachant meme, pour lui envoyer de Paris, des son retour, un souvenir, un souvenir auquel elle attachait une idee presque superstitieuse. La jeune Corse resista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin elle consentit: "Eh bien, dit-elle, envoyez- moi un petit pistolet, un tout petit." Jeanne ouvrit de grands yeux. L'autre ajouta tout bas, pres de l'oreille, comme on confie un doux et intime secret: "C'est pour tuer mon beau-frere." Et, souriant, elle deroula vivement les bandes qui enveloppaient sa chair ronde et blanche, traversee de part en part d'un coup de stylet presque cicatrise: "Si je n'avais pas ete aussi forte que lui, dit-elle, if m'aurait tuee. Mon mari n'est pas jaloux, lui, il me connait; et puis il est malade, vous savez; et cela lui calme le sang. D'ailleurs, je suis une honnete femme, moi, madame; mais mon beau-frere croit tout ce qu'on lui dit. Il est jaloux pour mon mari; et il recommencera certainement. alors, j'aurais un petit pistolet, je serais tranquille, et sûre de me venger." Jeanne promit d'envoyer l'arme, embrassa tendrement sa nouvelle amie, et continua sa route. Le reste de son voyage ne fut plus qu'un songe, un enlacement sans fin, une griserie de caresses. Elle ne vit rien, ni les paysages, ni les gens, ni les lieux ou elle s'arretait. Elle ne regardait plus que Julien. alors commenca l'intimite enfantine et charmante des niaiseries d'amour, des petits mots betes et delicieux, le bapteme avec des noms mignards de tous les detours et contours et replis de leurs corps ou se plaisaient leurs bouches. Comme Jeanne dormait sur le cote droit, son teton du cote gauche etait souvent a l'air au reveil. Julien, l'ayant remarque, appelait celui-la: "monsieur de Couche-dehors" et l'autre "monsieur Lamoureux", parce que la fleur rosee du sommet semblait plus sensible aux baisers. La route profonde entre les deux devint "l'allee de petite mere "parce qu'il s'y promenait sans cesse; et une autre route plus secrete fut denommee le "chemin de Damas" en souvenir du val d'Ota. En arrivant a Bastia, il fallut payer le guide. Julien fouilla dans ses poches. Ne trouvant point ce qu'il lui fallait, il dit a Jeanne: "Puisque tu ne te sers pas des deux mille francs de ta mere, donne-les-moi donc a porter. Ils seront plus en sûrete dans ma ceinture, et cela m'evitera de faire de la monnaie." Et elle lui tendit sa bourse. Ils gagnerent Livourne, visiterent Florence, Genes, toute la Corniche. Par un matin de mistral, ils se retrouverent a Marseille. Deux mois s'etaient ecoules depuis leur depart des Peuples. On etait au 15 octobre. Jeanne, saisie par le grand vent froid qui semblait venir de la-bas, de la lointaine Normandie, se sentait triste. Julien, depuis quelque temps, semblait change, fatigue, indifferent; et elle avait peur sans savoir de quoi. Elle retarda de quatre jours encore leur voyage de rentree, ne pouvant se decider a quitter ce bon pays du soleil. Il lui semblait qu'elle venait d'accomplir le tour du bonheur. Ils s'en allerent enfin. Ils devaient faire a Paris tous leurs achats pour leur installation definitive aux Peuples; et Jeanne se rejouissait de rapporter des merveilles, grace au cadeau de petite mere; mais la premiere chose a laquelle elle songea fut le pistolet promis a la jeune Corse d'Evisa. Le lendemain de leur arrivee, elle dit a Julien: "Mon cheri, veux-tu me rendre l'argent de maman parce que je vais faire mes emplettes?" Il se tourna vers elle avec un visage mecontent. "Combien te faut-il?" Elle fut surprise et balbutia: "Mais... ce que tu voudras." Il reprit: "Je vais te donner cent francs; surtout ne les gaspille pas." Elle ne savait plus que dire, interdite, et confuse. Enfin elle prononca en hesitant: "Mais... je... t'avais remis cet argent pour..." Il ne la laissa pas achever. "Oui, parfaitement. Que ce soit dans ta poche ou dans la mienne, qu'importe, du moment que nous avons la meme bourse. Je ne t'en refuse point, n'est-ce pas, puisque je te donne cent francs." Elle prit les cinq pieces d'or, sans ajouter un mot, mais elle n'osa plus en demander d'autres et n'acheta rien que le pistolet. Huit jours plus tard, ils se mirent en route pour rentrer aux Peuples. VI Devant la barriere blanche aux piliers de brique, la famille et les domestiques attendaient. La chaise de poste s'arreta, et les embrassades furent longues. Petite mere pleurait; Jeanne attendrie essuya deux larmes; pere, nerveux, allait et venait. Puis, pendant qu'on dechargeait les bagages, le voyage fut raconte devant le feu du salon. Les paroles abondantes coulaient des levres de Jeanne; et tout fut dit, tout, en une demi-heure, sauf peut-etre quelques petits details oublies dans ce recit rapide. Puis la jeune femme alla defaire ses paquets. Rosalie, tout emue aussi, l'aidait. Quand ce fut fini, quand le linge, les robes, les objets de toilette eurent ete mis en place, la petite bonne quitta sa maitresse; et Jeanne, un peu lasse, s'assit. Elle se demanda ce qu'elle allait faire maintenant, cherchant une occupation pour son esprit, une besogne pour ses mains. Elle n'avait point envie de redescendre au salon aupres de sa mere qui sommeillait; et elle songeait a une promenade, mais la campagne semblait si triste qu'elle sentait en son coeur, rien qu'a la regarder par la fenetre, une pesanteur de melancolie. alors elle s'apercut qu'elle n'avait plus rien a faire, plus jamais rien a faire. Toute sa jeunesse au couvent avait ete preoccupee de l'avenir, affairee de songeries. La continuelle agitation de ses esperances emplissait, en ce temps-la, ses heures sans qu'elle les sentit passer. Puis, a peine sortie des murs austeres ou ses illusions etaient ecloses, son attente d'amour se trouvait tout de suite accomplie. L'homme espere, rencontre, aime, epouse en quelques semaines, comme on epouse en ces brusques determinations, l'emportait dans ses bras sans la laisser reflechir a rien. Mais voila que la douce realite des premiers jours allait devenir la realite quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indefinis, aux charmantes inquietudes de l'inconnu. Oui, c'etait fini d'attendre. alors plus rien a faire, aujourd'hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement a une certaine desillusion, a un affaissement de ses reves. Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, apres avoir regarde quelque temps le ciel ou roulaient des nuages sombres, elle se decida a sortir. Etaient-ce la meme campagne, la meme herbe, les memes arbres qu'au mois de mai? Qu'etaient donc devenues la gaiete ensoleillee des feuilles, et la poesie verte du gazon o? flambaient les pissenlits, ou saignaient les coquelicots, o? rayonnaient les marguerites, ou fretillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes? Et cette griserie de l'air charge de vie, d'aromes, d'atomes fecondants n'existait plus. Les avenues detrempees par les continuelles averses d'automne s'allongeaient, couvertes d'un epais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches greles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage pret a s'egrener dans l'espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste a faire pleurer, ces dernieres feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles a de larges sous d'or, se detachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient. Elle alla jusqu'au bosquet. Il etait lamentable comme la chambre d'un mourant. La muraille verte, qui separait et faisait secretes les gentilles allees sinueuses, s'etait eparpillee. Les arbustes emmeles, comme une dentelle de bois fin, heurtaient les unes aux autres leurs maigres branches; et le murmure des feuilles tombees et seches que la brise poussait, remuait, amoncelait en tas par endroits, semblait un douloureux soupir d'agonie. De tout petits oiseaux sautaient de place en place avec un leger cri frileux, cherchant un abri. Garantis cependant par l'epais rideau des ormes jetes en avant-garde contre le vent de mer, le tilleul et le platane encore couverts de leur parure d'ete semblaient vetus l'un de velours rouge, l'autre de soie orange, teints aussi par les premiers froids selon la nature de leurs seves. Jeanne allait et venait a pas lents dans l'avenue de petite mere, le long de la ferme des Couillard. Quelque chose l'appesantissait comme le pressentiment des longs ennuis de la vie monotone qui commencait. Puis elle s'assit sur le talus ou Julien, pour la premierefois, lui avait parle d'amour; et elle resta la, revassant, presque sans songer, alanguie jusqu'au coeur, avec une envie de se coucher, de dormir pour echapper a la tristesse de ce jour. Tout a coup, elle apercut une mouette qui traversait le ciel, emportee dans une rafale; et elle se rappela cet aigle qu'elle avait vu, la-bas, en Corse, dans le sombre val d'Ota. Elle recut au coeur la vive secousse que donne le souvenir d'une chose bonne et finie; et elle revit brusquement l'ile radieuse avec son parfum sauvage, son soleil qui mûrit les oranges et les cedrats, ses montagnes aux sommets roses, ses golfes d'azur, et ses ravins ou roulent des torrents. alors l'humide et dur paysage qui l'entourait, avec la chute lugubre des feuilles, et les nuages gris entraines par le vent, l'enveloppa d'une telle epaisseur de desolation qu'elle rentra pour ne point sangloter. Petite mere, engourdie devant la cheminee, sommeillait, accoutumee a la melancolie des journees, ne la sentant plus. Pere et Julien etaient partis se promener en causant de leurs affaires. Et la nuit vint, semant de l'ombre morne dans le vaste salon, qu'eclairaient par eclats les reflets du feu. au-dehors, par les fenetres, un reste de jour laissait distinguer encore cette nature sale de fin d'annee, et le ciel grisatre, comme frotte de boue lui-meme. Le baron bientot parut, suivi de Julien; des qu'il eut penetre dans la piece entenebree, il sonna, criant: "Vite,vite, de la lumiere! il fait triste ici." Et il s'assit devant la cheminee. Pendant que ses pieds mouilles fumaient pres de la flamme, et que la crotte de ses semelles tombait, sechee par la chaleur, il se frottait gaiement les mains: "Je crois bien, dit-il, qu'il va geler; le ciel s'eclaircit au nord; c'est pleine lune ce soir; ca piquera ferme cette nuit." Puis, se tournant vers sa fille: "Eh bien, petite, es-tu contente d'etre revenue dans ton pays, dans ta maison, aupres des vieux?" Cette simple question bouleversa Jeanne. Elle se jeta dans les bras de son pere, les yeux pleins de larmes, et l'embrassa nerveusement, comme pour se faire pardonner; car, malgre ses efforts de coeur pour etre gaie, elle se sentait triste a defaillir. Elle songeait pourtant a la joie qu'elle s'etait promise en retrouvant ses parents; et elle s'etonnait de cette froideur qui paralysait sa tendresse, comme si, lorsqu'on a beaucoup pense de loin aux gens qu'on aime, et perdu l'habitude de les voir a toute heure, on eprouvait, en les retrouvant, une sorte d'arret d'affection jusqu'a ce que les liens de la vie commune fussent renoues. Le diner fut long; on ne parla guere. Julien semblait avoir oublie sa femme. au salon, ensuite, elle se laissa engourdir par le feu, en face de petite mere qui dormait tout a fait; et, un moment reveillee par la voix des deux hommes qui discutaient, elle se demanda, en essayant de secouer son esprit, si elle allait aussi etre saisie par cette lethargie morne des habitudes que rien n'interrompt. La flamme de la cheminee, molle et rougeatre pendant le jour, devenait vive, claire, crepitante. Elle jetait de grandes lueurs subites sur les tapisseries ternies des fauteuils, sur le renard et la cigogne, sur le heron melancolique, sur la cigale et la fourmi. Le baron se rapprocha, souriant et tendant ses doigts ouverts aux tisons vifs: "ah ah! ca flambe bien, ce soir. Il gele, mes enfants, il gele." Puis il posa sa main sur l'epaule de Jeanne, et, montrant le feu: "Vois-tu, fillette, voila ce qu'il y a de meilleur au monde: le foyer, le foyer avec les siens autour. Rien ne vaut ca. Mais si on allait se coucher. Vous devez etre extenues, les enfants?" Remontee en sa chambre, la jeune femme se demandait comment deux retours aux memes lieux qu'elle croyait aimer pouvaient etre si differents. Pourquoi se sentait-elle comme meurtrie, pourquoi cette maison, ce pays cher, tout ce qui, jusque-la, faisait fremir son coeur, lui semblaient-ils aujourd'hui si navrants? Mais son oeil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeille voltigeait toujours de gauche a droite, et de droite a gauche, du meme mouvement rapide et continu, au- dessus des fleurs de vermeil. alors, brusquement, Jeanne fut traversee par un elan d'affection, remuee jusqu'aux larmes devant cette petite mecanique qui semblait vivante, qui lui chantait l'heure et palpitait comme une poitrine. Certes, elle n'avait pas ete aussi emue en embrassant pere et mere. Le coeur a des mysteres qu'aucun raisonnement ne penetre. Pour la premiere fois depuis son mariage, elle etait seule en son lit, Julien, sous pretexte de fatigue, ayant pris une autre chambre. Il etait convenu d'ailleurs que chacun aurait la sienne. Elle fut longtemps a s'endormir, etonnee de ne plus sentir un corps contre le sien, deshabituee du sommeil solitaire, et troublee par le vent hargneux du nord qui s'acharnait contre le toit. Elle fut reveillee au matin par une grande lueur qui teignait son lit de sang; et ses carreaux, tout barbouilles de givre, etaient rouges comme si l'horizon entier brûlait. S'enveloppant d'un grand peignoir, elle courut a sa fenetre et l'ouvrit. une brise glacee, saine et piquante, s'engouffra dans sa chambre, lui cinglant la peau d'un froid aigu qui fit pleurer ses yeux; et au milieu d'un ciel empourpre, un gros soleil rutilant et bouffi comme une figure d'ivrogne apparaissait derriere les arbres. La terre, couverte de gelee blanche, dure et seche a present, sonnait sous les pieds des gens de ferme. En cette seule nuit toutes les branches encore garnies des peupliers s'etaient depouillees; et derriere la lande apparaissait la grande ligne verdatre des flots tout parsemes de trainees blanches. Le platane et le tilleul se devetaient rapidement sous les rafales. a chaque passage de la brise glacee des tourbillons de feuilles detachees par la brusque gelee s'eparpillaient dans le vent comme un envolement d'oiseaux. Jeanne s'habilla, sortit, et, pour faire quelque chose, alla voir les fermiers. Les Martin leverent les bras, et la maitresse l'embrassa sur les joues; puis on la contraignit a boire un petit verre de noyau. Et elle se rendit a l'autre ferme. Les Couillard leverent les bras; la maitresse la becota sur les oreilles, et il fallut avaler un petit verre de cassis. apres quoi elle rentra dejeuner. Et la journee s'ecoula comme celle de la veille, froide, au lieu d'etre humide. Et les autres jours de la semaine ressemblerent a ces deux-la; et toutes les semaines du mois ressemblerent a la premiere. Peu a peu, cependant, son regret des contrees lointaines s'affaiblit. L'habitude mettait sur sa vie une couche de resignation pareille au revetement de calcaire que certaines eaux deposent sur les objets. Et une sorte d'interet pour les mille choses insignifiantes de l'existence quotidienne, un souci des simples et mediocres occupations regulieres renaquit en son coeur. En elle se developpait une espece de melancolie meditante, un vague desenchantement de vivre. Que lui eût-il fallu? Que desirait-elle? Elle ne le savait pas. aucun besoin mondain ne la possedait; aucune soif de plaisir, aucun elan meme vers les joies possibles; lesquelles, d'ailleurs? ainsi que les vieux fauteuils du salon ternis par le temps, tout se decolorait doucement a ses yeux, tout s'effacait, prenait une nuance pale et morne. Ses relations avec Julien avaient change completement. Il semblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un acteur qui a fini son role et reprend sa figure ordinaire. C'est a peine s'il s'occupait d'elle, s'il lui parlait meme; toute trace d'amour avait subitement disparu; et les nuits etaient rares ou il penetrait dans sa chambre. Il avait pris la direction de la fortune et de la maison, revisait les baux, harcelait les paysans, diminuait les depenses, et ayant revetu lui-meme des allures de fermier gentilhomme, il avait perdu son vernis et son elegance de fiance. Il ne quittait plus, bien qu'il fût tigre de taches, un vieil habit de chasse en velours, garni de boutons de cuivre, retrouve dans sa garde-robe de jeune homme, et, envahi par la negligence des gens qui n'ont plus besoin de plaire, il avait cesse de se raser, de sorte que sa barbe longue, mal coupee, l'enlaidissait incroyablement. Ses mains n'etaient plus soignees; et il buvait, apres chaque repas, quatre ou cinq petits verres de cognac. Jeanne ayant essaye de lui faire quelques tendres reproches, il avait repondu si brusquement: "Tu vas me laisser tranquille, n'est-ce pas? "qu'elle ne se hasarda plus a lui donner des conseils. Elle avait pris son parti de ces changements d'une facon qui l'etonnait elle-meme. Il etait devenu un etranger pour elle, un etranger dont l'ame et le coeur lui restaient fermes. Elle y songeait souvent, se demandant d'o? venait qu'apres s'etre rencontres ainsi, aimes, epouses dans un elan de tendresse, ils se retrouvaient tout a coup presque aussi inconnus l'un a l'autre que s'ils n'avaient pas dormi cote a cote. Et comment ne souffrait-elle pas davantage de son abandon? Etait-ce ainsi, la vie? S'etaient-ils trompes? N'y avait-il plus rien pour elle dans l'avenir? Si Julien etait demeure beau, soigne, elegant, seduisant, peut-etre eût-elle beaucoup souffert? Il etait convenu qu'apres le jour de l'an les nouveaux maries resteraient seuls; et que pere et petite mere retourneraient passer quelques mois dans leur maison de Rouen. Les jeunes gens, cet hiver-la, ne devaient point quitter les Peuples, pour achever de s'installer, de s'habituer et de se plaire aux lieux ou allait s'ecouler toute leur vie. Ils avaient quelques voisins d'ailleurs, a qui Julien presenterait sa femme. C'etaient les Briseville, les Coutelier et les Fourville. Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites, parce qu'il avait ete impossible jusque-la de faire venir le peintre pour changer les armoiries de la caleche. La vieille voiture de famille avait ete cedee en effet a son gendre par le baron; et Julien, pour rien au monde, n'aurait consenti a se presenter dans les chateaux voisins si l'ecusson des de Lamare n'avait ete ecartele avec celui des Le Perthuis des Vauds. Or, un seul homme dans le pays conservait la specialite des ornements heraldiques, c'etait un peintre de Bolbec, nomme Bataille, appele tour a tour dans tous les castels normands pour fixer les precieux ornements sur les portieres des vehicules. Enfin, un matin de decembre, vers la fin du dejeuner, on vit un individu ouvrir la barriere et s'avancer dans le chemin droit. Il portait une boite sur son dos. C'etait Bataille. On le fit entrer dans la salle et on lui servit a manger comme s'il eût ete un monsieur, car sa specialite, ses rapports incessants avec toute l'aristocratie du departement, sa connaissance des armoiries, des termes consacres, des emblemes, en avaient fait une sorte d'homme-blason a qui les gentilshommes serraient la main. On fit apporter aussitot un crayon et du papier et, pendant qu'il mangeait, le baron et Julien esquisserent leurs ecussons ecarteles. La baronne, toute secouee des qu'il s'agissait de ces choses, donnait son avis; et Jeanne elle- meme prenait part a la discussion comme si quelque mysterieux interet se fût soudain eveille en elle. Bataille, tout en dejeunant, indiquait son opinion, prenait parfois le crayon, tracait un projet, citait des exemples, decrivait toutes les voitures seigneuriales de la contree, semblait apporter avec lui, dans son esprit, dans sa voix meme, une sorte d'atmosphere de noblesse. C'etait un petit homme a cheveux gris et ras, aux mains souillees de couleurs, et qui sentait l'essence. Il avait eu autrefois, disait-on, une vilaine affaire de moeurs; mais la consideration generale de toutes les familles titrees avait depuis longtemps efface cette tache. Des qu'il eut fini son cafe, on le conduisit sous la remise et on enleva la toile ciree qui recouvrait la voiture. Bataille l'examina, puis il se prononca gravement sur les dimensions qu'il croyait necessaires de donner a son dessin; et, apres un nouvel echange d'idees, il se mit a la besogne. Malgre le froid, la baronne fit apporter un siege afin de le regarder travailler; puis elle demanda une chaufferette pour ses pieds qui se glacaient: et elle se mit tranquillement a causer avec le peintre, l'interrogeant sur des alliances qu'elle ignorait, sur les morts et les naissances nouvelles, completant par ses renseignements l'arbre des genealogies qu'elle portait en sa memoire. Julien etait demeure pres de sa belle-mere, a cheval sur une chaise. Il fumait sa pipe, crachait par terre, ecoutait, et suivait de l'oeil la mise en couleur de sa noblesse. Bientot, le pere Simon, qui se rendait au potager avec sa beche sur l'epaule, s'arreta lui-meme pour considerer le travail; et l'arrivee de Bataille ayant penetre dans les deux fermes, les deux fermieres ne tarderent point a se presenter. Elles s'extasiaient debout aux deux cotes de la baronne, repetant: "Faut d'l'adresse tout d'meme pour fignoler ces machines-la." Les ecussons des deux portieres ne purent etre termines que le lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitot fut present; et on tira la caleche dehors pour mieux juger. C'etait parfait. On complimenta Bataille qui repartit avec sa boite accrochee au dos. Et le baron, sa femme, Jeanne et Julien tomberent d'accord sur ce point que le peintre etait un garcon de grands moyens qui, si les circonstances l'avaient permis, serait devenu, sans aucun doute, un artiste, Mais, par mesure d'economie, Julien avait accompli des reformes, qui necessitaient des modifications nouvelles. Le vieux cocher etait devenu jardinier, le vicomte se chargeant de conduire lui-meme et ayant vendu les carrossiers pour n'avoir plus a payer leur nourriture. Puis, comme il fallait quelqu'un pour tenir les betes quand les maitres seraient descendus, il avait fait un petit domestique d'un jeune vacher nomme Marius. Enfin, pour se procurer des chevaux, il introduisit dans le bail des Couillard et des Martin une clause speciale contraignant les deux fermiers a fournir chacun un cheval, un jour chaque mois, a la date fixee par lui, moyennant quoi ils demeuraient dispenses des redevances de volailles. Donc les Couillard ayant amene une grande rosse a poil jaune, et les Martin un petit animal blanc a poil long, les deux betes furent attelees cote a cote; et Marius, noye dans une ancienne livree du pere Simon, amena devant le perron du chateau cet equipage. Julien, nettoye, la taille cambree, avait retrouve un peu de son elegance passee; mais sa barbe longue lui donnait malgre tout un aspect commun. Il considera l'attelage, la voiture et le petit domestique, et les jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pour lui de l'importance. La baronne descendue de sa chambre au bras de son mari monta avec peine, et s'assit, le dos soutenu par des coussins. Jeanne a son tour parut. Elle rit d'abord de l'accouplement des chevaux, le blanc, disait-elle, etait le petit-fils du jaune; puis, quand elle apercut Marius, la face ensevelie dans son chapeau a cocarde, dont son nez seul limitait la descente, et les mains disparues dans la profondeur des manches, et les deux jambes enjuponnees dans les basques de sa livree, dont ses pieds, chausses de souliers enormes, sortaient etrangement par le bas; et quand elle le vit renverser la tete en arriere pour regarder, lever le genou pour faire un pas, comme s'il allait enjamber un fleuve, et s'agiter comme un aveugle pour obeir aux ordres, perdu tout entier, disparu dans l'ampleur de ses vetements, elle fut saisie d'un rire invincible, d'un rire sans fin. Le baron se retourna, considera le petit homme abasourdi, et, cedant aussitot a la contagion, il eclata, appelant sa femme, ne pouvant plus parler. "Re-regarde Ma-Ma- Marius! Est-il drole! Mon Dieu, est-il drole." alors la baronne, s'etant penchee par la portiere et l'ayant considere, fut secouee d'une telle crise de gaiete que toute la caleche dansait sur ses ressorts, comme soulevee pardes cahots. Mais Julien, la face pale, demanda: "Qu'est-ce que vous avez a rire comme ca? il faut que vous soyez fous!" Jeanne, malade, convulsee, impuissante a se calmer, s'assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant; et, dans la caleche, des eternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu, disaient que la baronne etouffait. Et soudain la redingote de Marius se mit a palpiter. Il avait compris sans doute, car il riait lui-meme de toute sa force au fond de sa coiffure. alors Julien exaspere s'elanca. D'une gifle il separa la tete du gamin et le chapeau geant qui s'envola sur le gazon; puis, s'etant retourne vers son beau-pere, il balbutia d'une voix tremblante de colere: "Il me semble que ce n'est pas a vous de rire. Nous n'en serions pas la si vous n'aviez gaspille votre fortune et mange votre avoir. a qui la faute si vous etes ruine?" Tout la gaiete fut glacee, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prete a pleurer maintenant, monta sans bruit pres de sa mere. Le baron, surpris et muet, s'assit en face des deux femmes; et Julien s'installa sur le siege, apres avoir hisse pres de lui l'enfant larmoyant et dont la joue enflait. La route fut triste et parut longue. Dans la voiture on se taisait. Mornes et genes tous trois, ils ne voulaient point s'avouer ce qui preoccupait leurs coeurs. Ils sentaient bien qu'ils n'auraient pu parler d'autre chose, tant cette pensee douloureuse les obsedait, et ils aimaient mieux se taire tristement que de toucher a ce sujet penible. au trot inegal des deux betes, la caleche longeait les cours des fermes, faisait fuir a grands pas des poules noires effrayees qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, etait parfois suivie d'un chien-loup hurlant, qui regagnait ensuite sa maison, le poil herisse, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. un gars en sabots crottes, a longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflee par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'equipage, et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats colles au crane. Et, entre chaque ferme, les plaines recommencaient avec d'autres fermes, au loin de place en place. Enfin, on penetra dans une grande avenue de sapins aboutissant a la route. Les ornieres boueuses et profondes faisaient se pencher la caleche et pousser des cris a petite mere. au bout de l'avenue, une barriere blanche etait fermee; Marius courut l'ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste batiment dont les volets etaient clos. La porte du milieu soudain s'ouvrit; et un vieux domestique paralyse, vetu d'un gilet rouge raye de noir que recouvrait en partie son tablier de service, descendit a petits pas obliques les marches du perron. Il prit le nom des visiteurs et les introduisit dans un spacieux salon dont il ouvrit peniblement les persiennes toujours fermees. Les meubles etaient voiles de housses, la pendule et les candelabres enveloppes de linge blanc; et un air moisi, un air d'autrefois, glace, humide, semblait impregner les poumons, le coeur et la peau de tristesse. Tout le monde s'assit et on attendit. Quelques pas entendus dans le corridor au-dessus annoncaient un empressement inaccoutume. Les chatelains surpris s'habillaient au plus vite. Ce fut long. une sonnette tinta plusieurs fois. D'autres pas descendirent un escalier, puis remonterent. La baronne, saisie par le froid penetrant, eternuait coup sur coup. Julien marchait de long en large. Jeanne, morne, restait assise aupres de sa mere. Et le baron, adosse au marbre de la cheminee, demeurait le front bas. Enfin, une des hautes portes tourna, decouvrant le vicomte et la vicomtesse de Briseville. Ils etaient tous les deux petits, maigrelets, sautillants, sans age appreciable, ceremonieux et embarrasses. La femme en robe de soie ramagee, coiffee d'un petit bonnet douairiere a rubans, parlait vite de sa voix aigrelette. Le mari serre dans une redingote pompeuse saluait avec un ploiement des genoux. Son nez, ses yeux, ses dents dechaussees, ses cheveux qu'on aurait dits enduits de cire et son beau vetement d'apparat luisaient comme luisent les choses dont on prend grand soin. apres les premiers compliments de bienvenue et les politesses de voisinage, personne ne trouva plus rien a dire. alors on se felicita de part et d'autre sans raison. On continuerait, esperait-on des deux cotes, ces excellentes relations. C'etait une ressource de se voir quand on habitait toute l'annee la campagne. Et l'atmosphere glaciale du salon penetrait les os, enrouait les gorges. La baronne toussait maintenant sans avoir cesse tout a fait d'eternuer. alors le baron donna le signal du depart. Les Briseville insisterent. "Comment? si vite? Restez donc encore un peu." Mais Jeanne s'etait levee malgre les signes de Julien qui trouvait trop courte la visite. On voulut sonner le domestique pour faire avancer la voiture. La sonnette ne marchait plus. Le maitre du logis se precipita, puis vint annoncer qu'on avait mis les chevaux a l'ecurie. Il fallut attendre. Chacun cherchait une phrase, un mot a dire. On parla de l'hiver pluvieux. Jeanne, avec d'involontaires frissons d'angoisse, demanda ce que pouvaient faire leurs hotes, tous deux seuls, toute l'annee. Mais les Briseville s'etonnerent de la question, car ils s'occupaient sans cesse, ecrivant beaucoup a leurs parents nobles semes par toute la France, passant leurs journees en des occupations microscopiques, ceremonieux l'un vis- a-vis de l'autre comme en face des etrangers, et causant majestueusement des affaires les plus insignifiantes. Et sous le haut plafond noirci du vaste salon inhabite, tout empaquete en des linges, l'homme et la femme si petits, si propres, si corrects, semblaient a Jeanne des conserves de noblesse. Enfin la voiture passa devant les fenetres avec ses deux bidets inegaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au soir, il etait sans doute parti faire un tour dans la campagne. Julien furieux pria qu'on le renvoyat a pied; et, apres beaucoup de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples. Des qu'ils furent enfermes dans la caleche, Jeanne et son pere, malgre l'obsession pesante qui leur restait de la brutalite de Julien, se remirent a rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. Le baron imitait le mari, Jeanne faisait la femme, mais la baronne un peu froissee dans ses respects leur dit: "Vous avez tort de vous moquer ainsi, ce sont des gens tres comme il faut, appartenant a d'excellentes familles." On se tut pour ne point contrarier petite mere, mais de temps en temps, malgre tout, pere et Jeanne recommencaient en se regardant. Il saluait avec ceremonie, et, d'un ton solennel: "Votre chateau des Peuples doit etre bien froid, madame, avec ce grand vent de mer qui le visite tout le jour?" Elle prenait un air pince, et minaudant avec un petit fretillement de la tete pareil a celui d'un canard qui se baigne: "Oh! ici, monsieur, j'ai de quoi m'occuper toute l'annee. Puis nous possedons tant de parents a qui ecrire. Et M. de Briseville se decharge de tout sur moi. Il s'occupe de recherches savantes avec l'abbe Pelle. Ils font ensemble l'histoire religieuse de la Normandie." La baronne souriait a son tour, contrariee et bienveillante,et repetait: "Ce n'est pas bien de se moquer ainsi des gens de notre classe." Mais soudain la voiture s'arreta, et Julien criait appelant quelqu'un par-derriere. alors Jeanne et le baron, s'etant penches aux portieres, apercurent un etre singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassees dans la jupe flottante de sa livree, aveugle par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d'eau qu'il traversait eperdument, trebuchant contre toutes les pierres de la route, se tremoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la caleche de toute la vitesse de ses pieds. Des qu'il l'eut rattrapee, Julien, se penchant, l'empoigna par le collet, l'amena pres de lui et, lachant les renes, se mit a cribler de coups de poing le chapeau qui s'enfonca jusqu'aux epaules du gamin en sonnant comme un tambour. Le gars hurlait la-dedans, essayait de fuir, de sauter du siege, tandis que son maitre, le maintenant d'une main, frappait toujours avec l'autre. Jeanne, eperdue, balbutiait: "Pere... Oh! pere!" et la baronne soulevee d'indignation serrait le bras de son mari. "Mais empechez-le donc, Jacques.". alors brusquement le baron abaissa la vitre de devant, et, attrapant la manche de son gendre, lui jeta, d'une voix fremissante: "avez-vous bientot fini de frapper cet enfant?" Julien stupefait se retourna: "Vous ne voyez donc pas dans quel etat le bougre a mis sa livree?" Mais le baron, la tete sortie entre les deux: "Eh, quem'importe! on n'est pas brutal a ce point." Julien se fachait de nouveau: "Laissez-moi tranquille, s'il vous plait, cela ne vous regarde pas!" et il levait encore la main; mais son beau-pere la saisit brusquement et l'abaissa avec tant de force qu'il la heurta contre le bois du siege, et il cria si violemment: "Si vous ne cessez pas, je descends et je saurai bien vous arreter, moi!" que le vicomte se calma soudain, et, haussant les epaules sans repondre, il fouetta les betes qui partirent au grand trot. Les deux femmes, livides, ne remuaient point, et on entendait distinctement les coups pesants du coeur de la baronne. au diner Julien fut plus charmant que de coutume, comme si rien ne s'etait passe. Jeanne, son pere et Mme adelaide, qui oubliaient vite en leur sereine bienveillance, attendris de le voir aimable, se laissaient aller a la gaiete avec la sensation de bien-etre des convalescents; et, comme Jeanne reparlait des Briseville, son mari lui-meme plaisanta, mais il ajouta bien vite: "C'est egal, ils ont grand air." On ne fit point d'autres visites, chacun craignant de raviver la question Marius. Il fut seulement decide qu'on enverrait aux voisins des cartes au jour de l'an, et qu'on attendrait, pour aller les voir, les premiers jours tiedes du printemps prochain. La Noel vint. On eut a diner le cure, le maire et sa femme. On les invita de nouveau pour le jour de l'an. Ce furent les seules distractions qui rompirent le monotoneenchainement des jours. Pere et petite mere devaient quitter les Peuples le 9 janvier; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y pretait guere, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste. La veille de leur depart, les paquets etant finis, comme il faisait une claire gelee, Jeanne et son pere se resolurent a descendre jusqu'a Yport ou ils n'avaient point ete depuis le retour de Corse. Ils traverserent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute melee a celui dont elle devenait pour toujours la compagne, le bois ou elle avait recu sa premiere caresse, tressailli du premier frisson, pressenti cet amour sensuel qu'elle ne devait connaitre enfin que dans le vallon sauvage d'Ota, aupres de la source ou ils avaient bu, melant leurs baisers a l'eau. Plus de feuilles, plus d'herbes grimpantes, rien que le bruit des branches, et cette rumeur seche qu'ont en hiver les taillis depouilles. Ils entrerent dans le petit village. Les rues vides, silencieuses, gardaient une odeur de mer, de varech et de poisson. Les vastes filets tannes sechaient toujours, accroches devant les portes ou bien etendus sur le galet. La mer grise et froide avec son eternelle et grondante ecume commencait a descendre, decouvrant vers Fecamp les rochers verdatres au pied des falaises. Et le long de la plage les grosses barques echouees sur le flanc semblaient de vastes poissons morts. Le soir tombait et les pecheurs s'en venaient par groupes au perret, marchant lourdement, avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppe de laine, un litre d'eau-de-vie d'une main, la lanterne du bateau de l'autre. Longtemps ils tournerent autour des embarcations inclinees; ils mettaient a bord, avec la lenteur normande, leurs filets, leurs bouees, un gros pain, un pot de beurre, un verre et la bouteille de trois-six. Puis ils poussaient vers l'eau la barque redressee qui devalait a grand bruit sur le galet, fendait l'ecume, montait sur la vague, se balancait quelques instants, ouvrait ses ailes brunes et disparaissait dans la nuit avec son petit feu au bout du mat. Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restees jusqu'au depart du dernier pecheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires. Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l'eloignement dans l'ombre de ces hommes qui s'en allaient ainsi chaque nuit risquer la mort pour ne point crever de faim, et si miserables cependant qu'ils ne mangeaient jamais de viande. Le baron, s'exaltant devant l'ocean, murmura: "C'est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les tenebres, sur qui tant d'existences sont en peril, c'est superbe! n'est-ce pas, Jeannette?" Elle repondit avec un sourire gele: "Ca ne vaut point la Mediterranee." Mais son pere, s'indignant: "La Mediterranee! de l'huile, de l'eau sucree, l'eau bleue d'un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante avec ses cretes d'ecume! Et songe a tous ces hommes, partis la-dessus, et qu'on ne voit deja plus." Jeanne, avec un soupir, consentit: "Oui, si tu veux." Mais ce mot qui lui etait venu aux levres, "la Mediterranee", l'avait de nouveau pincee au coeur, rejetant toute sa pensee vers ces contrees lointaines ou gisaient ses reves. Le pere et la fille alors, au lieu de revenir par les bois, gagnerent la route et monterent la cote a pas ralentis. Ils ne parlaient guere, tristes de la separation prochaine. Parfois en longeant les fosses des fermes, une odeur de pommes pilees, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette saison sur toute la campagne normande, les frappait au visage, ou bien un gras parfum d'etable, cette bonne et chaude puanteur qui s'exhale du fumier de vaches. une petite fenetre eclairee indiquait au fond de la cour la maison d'habitation. Et il semblait a Jeanne que son ame s'elargissait, comprenait des choses invisibles; et ces petites lueurs eparses dans les champs lui donnerent soudain la sensation vive de l'isolement de tous les etres que tout desunit, que tout separe, que tout entraine loin de ce qu'ils aimeraient. alors, d'une voix resignee, elle dit: "Ca n'est pas toujours gai, la vie." Le baron soupira: "Que veux-tu, fillette, nous n'y pouvons rien." Et le lendemain, pere et petite mere etant partis, Jeanne et Julien resterent seuls. VII Les cartes entrerent alors dans la vie des jeunes gens. Chaque jour, apres le dejeuner, Julien, tout en fumant sa pipe et se gargarisant avec du cognac dont il buvait peu a peu six a huit verres, faisait plusieurs parties de besigue avec sa femme. Elle montait ensuite en sa chambre, s'asseyait pres de la fenetre et, pendant que la pluie battait les vitres ou que le vent les secouait, elle brodait obstinement une garniture de jupon. Parfois, fatiguee, elle levait les yeux et contemplait au loin la mer sombre qui moutonnait. Puis, apres quelques minutes de ce regard vague, elle reprenait son ouvrage. Elle n'avait d'ailleurs rien autre chose a faire, Julien ayant repris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement ses besoins d'autorite et ses demangeaisons d'economie. Il se montrait d'une parcimonie feroce, ne donnait jamais de pourboires, reduisait la nourriture au strict necessaire; et comme Jeanne, depuis qu'elle etait venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette depense et la condamna au pain grille. Elle ne disait rien, afin d'eviter les explications, les discussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coups d'aiguille a chaque nouvelle manifestation d'avarice de son mari. Cela lui semblait bas et odieux a elle, elevee dans une famille ou l'argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu dire a petite mere: "Mais c'est fait pour etre depense, l'argent." Julien maintenant repetait: "Tu ne pourras donc jamais t'habituer a ne pas jeter l'argent par les fenetres?" Et chaque fois qu'il avait rogne quelques sous sur un salaire ou sur une note, il prononcait, avec un sourire, en glissant la monnaie dans sa poche: "Les petits ruisseaux font les grandes rivieres." En certains jours cependant, Jeanne se reprenait a rever. Elle s'arretait doucement de travailler, et, les mains molles, le regard eteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui donnait un ordre au pere Simon l'arrachait a ce bercement de songerie; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant: "C'est fini, tout ca "; et une larme tombait sur ses doigts qui poussaient l'aiguille. Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant, etait changee. Ses joues rebondies avaient perdu leur vernis rouge, et, presque creuses maintenant, semblaient parfois frottees de terre. Souvent Jeanne lui demandait: "Es-tu malade, ma fille?" La petite bonne repondait toujours: "Non, madame." un peu de sang lui montait aux pommettes et elle se sauvait bien vite. au lieu de courir comme autrefois, elle trainait ses pieds avec peine et ne paraissait meme plus coquette, n'achetait plus rien aux marchands voyageurs qui lui montraient en vain leurs rubans de soie et leurs corsets et leurs parfumeries variees. Et la grande maison avait l'air de sonner le creux, toute morne, avec sa face que les pluies maculaient de longues trainees grises. a la fin de janvier les neiges arriverent. On voyait de loin les gros nuages du nord au-dessus de la mer sombre; et la blanche descente des flocons commenca. En une nuit toute la plaine fut ensevelie, et les arbres apparurent au matin drapes dans cette ecume de glace. Julien, chausse de hautes bottes, l'air hirsute, passait son temps au fond du bosquet, embusque derriere le fosse donnant sur la lande, a guetter les oiseaux emigrants. De temps en temps un coup de fusil crevait le silence gele des champs; et des bandes de corbeaux noirs effrayes s'envolaient des grands arbres en tournoyant. Jeanne, succombant a l'ennui, descendait parfois sur le perron. Des bruits de vie venaient de fort loin repercutes sur la tranquillite dormante de cette nappe livide et morne. Puis elle n'entendait plus rien qu'une sorte de ronflement des flots eloignes et le glissement vague et continu de cette poussiere d'eau gelee tombant toujours. Et la couche de neige s'elevait sans cesse sous la chute infinie de cette mousse epaisse et legere. Par une de ces pales matinees, Jeanne immobile chauffait ses pieds au feu de sa chambre, pendant que Rosalie, plus changee de jour en jour, faisait lentement le lit. Soudain elle entendit derriere elle un douloureux soupir. Sans tourner la tete, elle demanda: "Qu'est-ce que tu as donc?" La bonne, comme toujours, repondit: "Rien, madame", mais sa voix semblait brisee, expirante. Jeanne deja songeait a autre chose quand elle remarqua qu'elle n'entendait plus remuer la jeune fille. Elle appela: "Rosalie!" Rien ne bougea. alors, la croyant sortie sans bruit, elle cria plus fort: "Rosalie!" et elle allait allonger le bras pour sonner quand un profond gemissement, pousse tout pres d'elle, la fit se dresser avec un frisson d'angoisse, La petite servante, livide, les yeux hagards, etait assise par terre, les jambes allongees, le dos appuye contre le bois du lit. Jeanne s'elanca: "Qu'est-ce que tu as, qu'est-ce que tu as?" L'autre ne dit pas un mot, ne fit pas un geste; elle fixait sur sa maitresse un regard fou et haletait, comme dechiree par une effroyable douleur. Puis, soudain, tendant tout son corps, elle glissa sur le dos, etouffant entre ses dents serrees un cri de detresse. alors sous sa robe collee a ses cuisses ouvertes quelque chose remua. Et de la partit aussitot un bruit singulier, un clapotement, un souffle de gorge etranglee qui suffoque; puis soudain ce fut un long miaulement de chat, une plainte frele et deja douloureuse, le premier appel de souffrance de l'enfant entrant dans la vie. Jeanne brusquement comprit, et, la tete egaree, courut a l'escalier criant: "Julien, Julien!" Il repondit d'en bas: "Qu'est-ce que tu veux?" Elle eut grand-peine a prononcer: "C'est... c'est Rosalie qui..." Julien s'elanca, gravit les marches deux par deux, et, entrant brusquement dans la chambre, il releva d'un seul coup les vetements de la fillette et decouvrit un affreux petit morceau de chair, plisse, geignant, crispe et tout gluant, qui s'agitait entre deux jambes nues. Il se redressa, la face mechante, et poussant dehors sa femme eperdue: "Ca ne te regarde pas. Va-t'en. Envoie- moi Ludivine et le pere Simon." Jeanne, toute tremblante, descendit a la cuisine, puis, n'osant plus remonter, elle entra dans le salon qui restait sans feu depuis le depart de ses parents, et elle attendit anxieusement des nouvelles. Elle vit bientot le domestique qui sortait en courant. Cinq minutes apres il rentrait avec la veuve Dentu, la sage- femme du pays. alors ce fut dans l'escalier un grand remuement comme si on portait un blesse; et Julien vint dire a Jeanne qu'elle pouvait remonter chez elle. Elle tremblait comme si elle venait d'assister a quelque sinistre accident. Elle s'assit de nouveau devant son feu, puis demanda: "Comment va-t-elle?" Julien, preoccupe, nerveux, marchait a travers l'appartement; et une colere semblait le soulever. Il ne repondit point d'abord; puis, au bout de quelques secondes, s'arretant: "Qu'est-ce que tu comptes faire de cette fille?" Elle ne comprenait pas et regardait son mari: "Comment? Que veux-tu dire? Je ne sais pas, moi." Et soudain il cria comme s'il s'emportait: "Nous ne pouvons pourtant pas garder un batard dans la maison!" alors Jeanne demeura tres perplexe; puis, au bout d'un long silence: "Mais, mon ami, peut-etre pourrait-on le mettre en nourrice?" Il ne la laissa pas achever: "Et qui est-ce qui paiera? Toi sans doute?" Elle reflechit encore longtemps, cherchant une solution; enfin elle dit: "Mais le pere s'en chargera de cet enfant; et, s'il epouse Rosalie, il n'y a plus de difficultes." Julien, comme a bout de patience, et furieux, reprit: "Le pere!... le pere!... le connais-tu... le pere?... - Non, n'est-ce pas? Eh bien, alors?..." Jeanne, emue, s'animait: "Mais il ne laissera pas certainement cette fille ainsi. Ce serait un lache! nous demanderons son nom, et nous irons le trouver, lui, et il faudra bien qu'il s'explique." Julien s'etait calme et remis a marcher: "Ma chere, elle ne veut pas le dire, le nom de l'homme; elle ne te l'avouera pas plus qu'a moi... et, s'il ne veut pas d'elle, lui?... Nous ne pouvons pourtant pas garder sous notre toit une fille mere avec son batard, comprends-tu?" Jeanne, obstinee, repetait: "alors c'est un miserable, cet homme; mais il faudra bien que nous le connaissions: et alors, il aura affaire a nous." Julien, devenu fort rouge, s'irritait encore: "Mais... en attendant?" Elle ne savait que decider et lui demanda: "Qu'est-ce que tu proposes, toi?" aussitot, il dit son avis: "Oh! moi, c'est bien simple. Je lui donnerais quelque argent et je l'enverrais au diable avec son mioche." Mais la jeune femme, indignee, se revolta. "Quant a cela, jamais. C'est ma soeur de lait, cette fille; nous avons grandi ensemble. Elle a fait une faute, tant pis; mais je ne la jetterai pas dehors pour cela; et, s'il le faut, je l'eleverai, cet enfant." alors Julien eclata: "Et nous aurons une propre reputation, nous autres, avec notre nom et nos relations! Et on dira partout que nous protegeons le vice, que nous abritons des gueuses; et les gens honorables ne voudront plus mettre les pieds chez nous. Mais a quoi penses-tu, vraiment? Tu es folle!" Elle etait demeuree calme. "Je ne laisserai jamais jeter dehors Rosalie; et si tu ne veux pas la garder, ma mere la reprendra et il faudra bien que nous finissions par connaitre le nom du pere de son enfant." alors il sortit exaspere, tapant la porte, et criant: "Les femmes sont stupides avec leurs idees!" Jeanne, dans l'apres-midi, monta chez l'accouchee. La petite bonne, veillee par la veuve Dentu, restait immobile dans son lit, les yeux ouverts, tandis que la garde bercait en ses bras l'enfant nouveau-ne. Des qu'elle apercut sa maitresse, Rosalie se mit a sangloter, cachant sa figure dans ses draps, toute secouee de desespoir. Jeanne la voulut embrasser, mais elle resistait, se voilant. alors la garde intervint, lui decouvrit le visage; et elle se laissa faire, pleurant encore, mais doucement. un maigre feu brûlait dans la cheminee; il faisait froid; l'enfant pleurait. Jeanne n'osait point parler du petit de crainte d'amener une autre crise; et avait pris la main de sa bonne, en repetant d'un ton machinal: "Ca ne sera rien, ca ne sera rien." La pauvre fille regardait a la derobee vers la garde, tressaillait aux cris du marmot; et un reste de chagrin l'etranglant jaillissait encore par moments en un sanglot convulsif, tandis que des larmes rentrees faisaient un bruit d'eau dans sa gorge. Jeanne, encore une fois, l'embrassa, et, tout bas, lui murmura dans l'oreille: "Nous en aurons bien soin, va, ma fille." Puis comme un nouvel acces de pleurs commencait, elle se sauva bien vite. Tous les jours elle y retourna, et tous les jours Rosalie eclatait en sanglots en apercevant sa maitresse. L'enfant fut mis en nourrice chez une voisine. Julien cependant parlait a peine a sa femme, comme s'il eût garde contre elle une grosse colere depuis qu'elle avait refuse de renvoyer la bonne. un jour, il revint sur ce sujet, mais Jeanne tira de sa poche une lettre de la baronne demandant qu'on lui envoyat immediatement cette fille si on ne la gardait pas aux Peuples. Julien, furieux, cria: "Ta mere est aussi folle que toi." Mais il n'insista plus. Quinze jours apres, l'accouchee pouvait deja se lever et reprendre son service. alors, Jeanne, un matin, la fit asseoir, lui tint les mains et, la traversant de son regard: "Voyons, ma fille, dis-moi tout," Rosalie se mit a trembler, et balbutia: "Quoi, madame? - a qui est-il, cet enfant?" alors la petite bonne fut reprise d'un desespoir epouvantable; et elle cherchait eperdument a degager ses mains pour s'en cacher la figure. Mais Jeanne l'embrassait malgre elle, la consolait: "C'est un malheur, que veux-tu, ma fille? Tu as ete faible; mais ca arrive a bien d'autres. Si le pere t'epouse, on n'y pensera plus; et nous pourrons le prendre a notre service avec toi." Rosalie gemissait comme si on l'eût martyrisee, et de temps en temps donnait une secousse pour se degager et s'enfuir. Jeanne reprit: "Je comprends bien que tu aies honte, mais tu vois que je ne me fache pas, que je te parle doucement. Si je te demande le nom de l'homme, c'est pour ton bien, parce que je sens a ton chagrin qu'il t'abandonne, et que je veux empecher cela. Julien ira le trouver, vois-tu, et nous le forcerons a t'epouser; et comme nous vous garderons tous les deux, nous le forcerons bien aussi a te rendre heureuse." Cette fois Rosalie fit un effort si brusque qu'elle arracha ses mains de celles de sa maitresse, et se sauva comme une folle. Le soir, en dinant, Jeanne dit a Julien: "J'ai voulu decider Rosalie a me reveler le nom de son seducteur. Je n'ai pu y reussir. Essaie donc de ton cote pour que nous contraignions ce miserable a l'epouser." Mais Julien tout de suite se facha: "ah! tu sais, je ne veux pas entendre parler de cette histoire-la, moi. Tu as voulu garder cette fille, garde-la, mais ne m'embete plus a son sujet." Il semblait, depuis l'accouchement, d'une humeur plus irritable encore; et il avait pris cette habitude de ne plus parler a sa femme sans crier comme s'il eût ete toujours furieux, tandis qu'au contraire elle baissait la voix, se faisait douce, conciliante, pour eviter toute discussion; et souvent elle pleurait, la nuit, dans son lit. Malgre sa constante irritation, son mari avait repris des habitudes d'amour oubliees depuis leur retour, et il etait rare qu'il passat trois soirs de suite sans franchir la porte conjugale. Rosalie fut bientot guerie entierement et devint moins triste, quoiqu'elle restat comme effaree, poursuivie par une crainte inconnue. Et elle se sauva deux fois encore, alors que Jeanne essayait de l'interroger de nouveau. Julien tout a coup parut aussi plus aimable; et la jeune femme se rattachait a de vagues espoirs, retrouvait des gaietes, bien qu'elle se sentit parfois souffrante de malaises singuliers dont elle ne parlait point. Le degel n'etait pas venu et depuis bientot cinq semaines un ciel clair comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout seme d'etoiles qu'on aurait crues de givre, tant le vaste espace etait rigoureux, s'etendait sur la nappe unie, dure et luisante des neiges. Les fermes isolees dans leurs cours carrees, derriere leurs rideaux de grands arbres poudres de frimas, semblaient endormies en leur chemise blanche. Ni hommes ni betes ne sortaient plus; seules les cheminees des chaumieres revelaient la vie cachee, par les minces filets de fumee qui montaient droit dans l'air glacial. La plaine, les haies, les ormes des clotures, tout semblait mort, tue par le froid. De temps en temps, on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brises sous leur ecorce; et parfois une grosse branche se detachait et tombait, l'invincible gelee petrifiant la seve et rompant les fibres. Jeanne attendait anxieusement le retour des souffles tiedes, attribuant a la rigueur terrible du temps toutes les souffrances vagues qui la traversaient. Tantot elle ne pouvait plus rien manger, prise de degoût devant toute nourriture; tantot son pouls battait follement; tantot ses faibles repas lui donnaient des ecoeurements d'indigestion; et ses nerfs tendus, vibrant sans cesse, la faisaient vivre en une agitation constante et intolerable. un soir le thermometre descendit encore et Julien, tout frissonnant au sortir de table (car jamais la salle n'etait chauffee a point, tant il economisait sur le bois), se frotta les mains en murmurant: "Il fera bon coucher deux cette nuit, n'est-ce pas, ma chatte?" Il riait de son rire bon enfant d'autrefois, et Jeanne lui sauta au cou; mais elle se sentait justement si mal a l'aise, ce soir-la, si endolorie, si etrangement nerveuse qu'elle le pria, tout bas, en lui baisant les levres, de la laisser dormir seule. Elle lui dit, en quelques mots, son mal: "Je t'en prie, mon cheri; je t'assure que je ne suis pas bien. Ca ira mieux demain, sans doute." Il n'insista pas: "Comme il te plaira, ma chere; si tu es malade, il faut te soigner." Et on parla d'autre chose. Elle se coucha de bonne heure. Julien, par extraordinaire, fit allumer du feu dans sa chambre particuliere. Quand on lui annonca que "ca flambait bien", il baisa sa femme au front et s'en alla. La maison entiere semblait travaillee par le froid; les murs penetres avaient des bruits legers comme des frissons; et Jeanne en son lit grelottait. Deux fois elle se releva pour mettre des bûches au foyer, et chercher des robes, des jupes, des vieux vetements qu'elle amoncelait sur sa couche. Rien ne la pouvait rechauffer, ses pieds s'engourdissaient, tandis qu'en ses mollets et jusqu'en ses cuisses des vibrations couraient qui la faisaient se retourner sans cesse, s'agiter, s'enerver al'exces. Bientot ses dents claquerent; ses mains tremblerent; sa poitrine se serrait; son coeur lent battait de grands coups sourds et semblait parfois s'arreter; et sa gorge haletait comme si l'air n'y pouvait plus entrer. une effroyable angoisse saisit son ame en meme temps que l'invincible froid l'envahissait jusqu'aux moelles. Jamais elle n'avait eprouve cela, elle ne s'etait sentie abandonnee ainsi par la vie, prete a exhaler son dernier souffle. Elle pensa: "Je vais mourir... Je meurs..." Et, frappee d'epouvante, elle sauta hors du lit, sonna Rosalie, attendit, sonna de nouveau, attendit encore, fremissante et glacee. La petite bonne ne venait point. Elle dormait sans doute de ce dur premier sommeil que rien ne brise; et Jeanne, perdant l'esprit, s'elanca pieds nus dans l'escalier. Elle monta sans bruit, a tatons, trouva la porte, l'ouvrit, appela . "Rosalie!" avanca toujours, heurta le lit, promena ses mains dessus et reconnut qu'il etait vide. Il etait vide et tout froid comme si personne n'y eût couche. Surprise, elle se dit: "Comment! elle est encore partie courir par un pareil temps!" Mais comme son coeur, devenu tout a coup tumultueux, bondissait, l'etouffait, elle redescendit, les jambes flechissantes, afin de reveiller Julien. Elle penetra chez lui violemment, fouettee par cette conviction qu'elle allait mourir et par le desir de le voir avant de perdre connaissance. a la lueur du feu agonisant, elle apercut, a cote de la tete de son mari, la tete de Rosalie sur l'oreiller. au cri qu'elle poussa, ils se dresserent tous les deux. Elle demeura une seconde immobile dans l'effarement de cette decouverte. Puis elle s'enfuit, rentra dans sa chambre; et comme Julien eperdu avait appele "Jeanne!", une peur atroce la saisit de le voir, d'entendre sa voix, de l'ecouter s'expliquer, mentir, de rencontrer son regard face a face; et elle se precipita de nouveau dans l'escalier qu'elle descendit. Elle courait maintenant dans l'obscurite au risque de rouler le long des marches, de se casser les membres sur la pierre. Elle allait devant elle, poussee par un imperieux besoin de fuir, de ne plus apprendre rien, de ne plus voir personne. Quand elle fut en bas, elle s'assit sur une marche, toujours en chemise et nu-pieds; et elle demeurait la, l'esprit perdu. Julien avait saute du lit, s'habillait a la hate. Elle se redressa pour se sauver de lui. Deja il descendait aussi l'escalier, et il criait: "Ecoute, Jeanne!" Non, elle ne voulait pas ecouter ni se laisser toucher du bout des doigts; et elle se jeta dans la salle a manger courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l'eviter. Elle se blottit sous la table. Mais deja il ouvrait la porte, sa lumiere a la main, repetant toujours: "Jeanne!" et elle repartit comme un lievre, s'elanca dans la cuisine, en fit deux fois le tour a la facon d'une bete acculee; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s'elanca dans la campagne. Le contact glace de la neige ou ses jambes nues entraient parfois jusqu'aux genoux lui donna soudain une energie desesperee. Elle n'avait pas froid, bien que toute decouverte; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son ame avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre. Elle suivit la grande allee, traversa le bosquet, franchit le fosse et partit a travers la lande. Pas de lune; les etoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel; mais la plaine etait claire cependant, d'une blancheur terne, d'une immobilite figee, d'un silence infini. Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans reflechir a rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s'arreta net, par instinct, et s'accroupit, videe de toute pensee et de toute volonte. Dans le trou sombre devant elle la mer invisible et muette exhalait l'odeur salee de ses varechs a maree basse. Elle demeura la longtemps, inerte d'esprit comme de corps; puis, tout a coup, elle se mit a trembler, mais a trembler follement comme une voile qu'agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoues par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts precipites; et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante. Puis des visions anciennes passerent devant ses yeux; cette promenade avec lui dans le bateau du pere Lastique, leur causerie, son amour naissant, le bapteme de la barque; puis elle remonta plus loin jusqu'a cette nuit bercee de reves a son arrivee aux Peuples. Et maintenant! maintenant! Oh! sa vie etait cassee, toute joie finie, toute attente impossible; et l'epouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de desespoirs lui apparut. autant mourir, ce serait fini tout de suite. Mais une voix criait au loin: "C'est ici, voila ses pas; vite, vite, par ici!" C'etait Julien qui la cherchait. Oh! elle ne voulait pas le revoir. Dans l'abime, la, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches. Elle se dressa, toute soulevee deja pour s'elancer et jetant a la vie l'adieu des desesperes, elle gemit le dernier mot des mourants, le dernier mot des jeunes soldats eventres dans les batailles: "Maman!" Soudain la pensee de petite mere la traversa; elle la vit sanglotant; elle vit son pere a genoux devant son cadavre noye, elle eut en une seconde toute la souffrance de leur desespoir. alors elle retomba mollement dans la neige; et elle ne se sauva plus quand Julien et le pere Simon, suivis de Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arriere, tant elle etait pres du bord. Ils firent d'elle ce qu'ils voulurent, car elle ne pouvait plus remuer. Elle sentit qu'on l'emportait, puis qu'on la mettait dans un lit, puis qu'on la frictionnait avec des linges brûlants; puis tout s'effaca, toute connaissance disparut. Puis un cauchemar - etait-ce un cauchemar? - l'obseda. Elle etait couchee dans sa chambre. Il faisait jour, mais elle ne pouvait pas se lever. Pourquoi? Elle n'en savait rien. alors elle entendit un petit bruit sur le plancher, une sorte de grattement, de frolement, et soudain une souris, une petite souris grise passait vivement sur son drap. une autre aussitot la suivait, puis une troisieme qui s'avancait vers la poitrine, de son trot vif et menu. Jeanne n'avait pas peur; mais elle voulut prendre la bete et lanca sa main, sans y parvenir. alors d'autres souris, dix, vingt, des centaines, des milliers surgirent de tous les cotes. Elles grimpaient aux colonnes, filaient sur les tapisseries, couvraient la couche tout entiere. Et bientot elles penetrerent sous les couvertures; Jeanne les sentait glisser sur sa peau, chatouiller ses jambes, descendre et monter le long de son corps. Elle les voyait venir du pied du lit pour penetrer dedans contre sa gorge; et elle se debattait, jetait ses mains en avant pour en saisir une et les refermait toujours vides. Elle s'exasperait, voulait fuir, criait, et il lui semblait qu'on la tenait immobile, que des bras vigoureux l'enlacaient et la paralysaient; mais elle ne voyait personne. Elle n'avait point la notion du temps. Cela dut etre long, tres long. Puis elle eut un reveil las, meurtri, doux cependant. Elle se sentait faible. Elle ouvrit les yeux, et ne s'etonna pas de voir petite mere assise dans sa chambre avec un gros homme qu'elle ne connaissait point. Quel age avait-elle? elle n'en savait rien et se croyait toute petite fille. Elle n'avait, non plus, aucun souvenir. Le gros homme dit: "Tenez, la connaissance revient." Et petite mere se mit a pleurer. alors le gros homme reprit: "Voyons, soyez calme, madame la baronne, je vous dis que j'en reponds maintenant. Mais ne lui parlez de rien, de rien. Qu'elle dorme." Et il sembla a Jeanne qu'elle vivait encore tres longtemps assoupie, reprise par un pesant sommeil des qu'elle essayait de penser; et elle n'essayait pas non plus de se rappeler quoi que ce soit, comme si, vaguement, elle avait eu peur de la realite reparue en sa tete. Or, une fois, comme elle s'eveillait, elle apercut Julien, seul pres d'elle; et brusquement. tout lui revint, comme si un rideau se fût leve qui cachait sa vie passee. Elle eut au coeur une douleur horrible et voulut fuir encore. Elle rejeta ses draps, sauta par terre et tomba, ses jambes ne la pouvant plus porter. Julien s'elanca vers elle; et elle se mit a hurler pour qu'il ne la touchat point. Elle se tordait, se roulait. La porte s'ouvrit. Tante Lison accourait avec la veuve Dentu, puis le baron, puis enfin petite mere arriva soufflant, eperdue. On la recoucha; et aussitot elle ferma les yeux sournoisement pour ne point parler et pour reflechir a son aise. Sa mere et sa tante la soignaient, s'empressaient, l'interrogeaient: "Nous entends-tu maintenant, Jeanne, ma petite Jeanne?" Elle faisait la sourde, ne repondait pas; et elle s'apercut tres bien de la journee finie. La nuit vint. La garde s'installa pres d'elle, et la faisait boire de temps en temps. Elle buvait sans rien dire, mais elle ne dormait plus; elle raisonnait peniblement, cherchant des choses qui lui echappaient, comme si elle avait eu des trous dans sa memoire, de grandes places blanches et vides ou les evenements ne s'etaient point marques. Peu a peu, apres de longs efforts, elle retrouva tous les faits. Et elle y reflechit avec une obstination fixe. Petite mere, tante Lison et le baron etaient venus, donc elle avait ete tres malade. Mais Julien? Qu'avait-il dit? Ses parents savaient-ils? Et Rosalie? ou etait-elle? Et puis que faire? une idee l'illumina - retourner avec pere et petite mere, a Rouen, comme autrefois. Elle serait veuve; voila tout. alors elle attendit, ecoutant ce qu'on disait autour d'elle, comprenant fort bien sans le laisser voir, jouissant de ce retour de raison, patiente et rusee. Le soir, enfin, elle se trouva seule avec fa baronne et elle appela, tout bas: "Petite mere!" Sa propre voix l'etonna, lui parut changee. La baronne lui saisit les mains: "Ma fille, ma Jeanne cherie! ma fille, tu me reconnais? - Oui, petite mere, mais il ne faut point pleurer; nous avons a causer longtemps. Julien t'a-t-il dit pourquoi je me suis sauvee dans la neige? - Oui, ma mignonne, tu as eu une fievre tres dangereuse. - Ce n'est pas ca, maman. J'ai eu la fievre apres; mais t'a-t- il dit qui me l'a donnee, cette fievre, et pourquoi je me suis sauvee? - Non, ma cherie. - C'est parce que j'ai trouve Rosalie dans son lit." La baronne crut qu'elle delirait encore, la caressa. "Dors, ma mignonne, calme-toi, essaie de dormir." Mais Jeanne, obstinee, reprit: "J'ai toute ma raison maintenant, petite maman, je ne dis pas de folies comme j'ai dû en dire les jours derniers. Je me sentais malade une nuit, alors j'ai ete chercher Julien. Rosalie etait couchee avec lui. J'ai perdu la tete de chagrin et je me suis sauvee dans la neige pour me jeter a la falaise." Mais la baronne repetait: "Oui, ma mignonne, tu as ete bien malade. - Ce n'est pas ca, maman, j'ai trouve Rosalie dans le lit de Julien, et je ne veux plus rester avec lui. Tu m'emmeneras a Rouen, comme autrefois." La baronne, a qui le medecin avait recommande de ne contrarier Jeanne en rien, repondit: "Oui, ma mignonne." Mais la malade s'impatienta: "Je vois bien que tu ne me crois pas. Va chercher petit pere, lui, il finira bien par me comprendre." Et petite mere se leva difficilement, prit ses deux cannes, sortit en trainant ses pieds, puis revint apres quelques minutes avec le baron qui la soutenait. Ils s'assirent devant le lit et Jeanne aussitot commenca. Elle dit tout, doucement, d'une voix faible, avec clarte: le caractere bizarre de Julien, ses duretes, son avarice, et enfin son infidelite. Quand elle eut fini, le baron vit bien qu'elle ne divaguait pas, mais il ne savait que penser, que resoudre et que repondre. Il lui prit la main, d'une facon tendre, comme autrefois quand il l'endormait avec des histoires. "Ecoute, ma cherie, il faut agir avec prudence. Ne brusquons rien; tache de supporter ton mari jusqu'au moment ou nous aurons pris une resolution... Tu me le promets?" Elle murmura: "Je veux bien, mais je ne resterai pas ici quand je serai guerie." Puis, tout bas, elle ajouta: "O? est Rosalie maintenant?" Le baron reprit: "Tu ne la verras plus." Mais elle s'obstinait. "O? est-elle? je veux savoir." alors il avoua qu'elle n'avait point quitte la maison; mais il affirma qu'elle allait partir. En sortant de chez la malade, le baron tout chauffe par la colere, blesse dans son coeur de pere, alla trouver Julien, et, brusquement: "Monsieur, je viens vous demander compte de votre conduite vis-a-vis de ma fille. Vous l'avez trompee avec votre servante; cela est doublement indigne." Mais Julien joua l'innocent, nia avec passion, jura, prit Dieu a temoin. Quelle preuve avait-on d'ailleurs? Est-ce que Jeanne n'etait pas folle? ne venait-elle pas d'avoir une fievre cerebrale? ne s'etait-elle pas sauvee par la neige,une nuit, dans un acces de delire, au debut de sa maladie? Et c'est justement au milieu de cet acces, alors qu'elle courait presque nue par la maison, qu'elle pretendait avoir vu sa bonne dans le lit de son mari. Et il s'emportait; il menaca d'un proces; il s'indignait avec vehemence. Et le baron, confus, fit des excuses, demanda pardon, et tendit sa main loyale que Julien refusa de prendre. Quand Jeanne connut la reponse de son mari, elle ne se facha point et repondit: "Il ment, papa, mais nous finirons par le convaincre." Et pendant deux jours elle fut taciturne, recueillie, meditant. Puis, le troisieme matin, elle voulut voir Rosalie. Le baron refusa de faire monter la bonne, declara qu'elle etait partie. Jeanne ne ceda point, repetant: "alors qu'on aille la chercher chez elle." Et deja elle s'irritait quand le docteur entra. On lui dit tout pour qu'il jugeat. Mais Jeanne soudain se mit a pleurer, enervee outre mesure, criant presque: "Je veux voir Rosalie: je veux la voir!" alors le medecin lui prit la main, et, a voix basse: "Calmez-vous, madame; toute emotion pourrait devenir grave; car vous etes enceinte." Elle demeura saisie, comme frappee d'un coup, et il lui sembla tout de suite que quelque chose remuait en elle. Puis elle resta silencieuse, n'ecoutant pas meme ce qu'on disait, s'enfoncant en sa pensee. Elle ne put dormir de la nuit, tenue en eveil par cette idee nouvelle et singuliere qu'un enfant vivait la, dans son ventre; et triste, peinee qu'il fût le fils de Julien; inquiete, craignant qu'il ne ressemblat a son pere. au jour venu, elle fit appeler le baron. "Petit pere, ma resolution est bien prise; je veux tout savoir, surtout maintenant; tu entends, je veux; et tu sais qu'il ne faut pas me contrarier dans la situation ou je suis. Ecoute bien. Tu vas aller chercher M. le cure. J'ai besoin de lui pour empecher Rosalie de mentir; puis, des qu'il sera venu, tu la feras monter et tu resteras la avec petite mere. Surtout veille a ce que Julien n'ait pas de soupcons." une heure plus tard, le pretre entrait, engraisse encore, soufflant autant que petite mere. Il s'assit pres d'elle dans un fauteuil, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes; et il commenca par plaisanter, en passant par habitude son mouchoir a carreaux sur son front: "Eh bien, madame la baronne, je crois que nous ne maigrissons pas; m'est avis que nous faisons la paire." Puis, se tournant vers le lit de la malade: "He! he! qu'est-ce qu'on m'a dit, ma jeune dame, que nous aurions bientot un nouveau bapteme? ah! ah! ah! pas d'une barque cette fois." Et il ajouta d'un ton grave: "Ce sera un defenseur pour la patrie", puis, apres une courte reflexion: "a moins que ce ne soit une bonne mere de famille"; et, saluant la baronne, "comme vous, madame". Mais la porte du fond s'ouvrit. Rosalie, eperdue,la rmoyant, refusait d'entrer, cramponnee a l'encadrement, et poussee par le baron. Impatiente, il la jeta d'une secousse dans la chambre. alors elle se couvrit la face de ses mains et resta debout, sanglotant. Jeanne, des qu'elle l'apercut, se dressa brusquement, s'assit, plus pale que ses draps; et son coeur affole soulevait de ses battements la mince chemise collee a sa peau. Elle ne pouvait parler, respirant a peine, suffoquee. Enfin, elle prononca d'une voix coupee par l'emotion: "Je... je... n'aurais pas... pas besoin... de t'interroger. Il... il me suffit de te voir ainsi... de... de voir ta... ta honte devant moi." apres une pause, car le souffle lui manquait, elle reprit: "Mais je veux tout savoir, tout... tout. J'ai fait venir M. le cure pour que ce soit comme une confession, tu entends." Immobile, Rosalie poussait presque des cris entre ses mains crispees. Le baron, que la colere gagnait, lui saisit les bras, les ecarta violemment, et, la jetant a genoux pres du lit: "Parle donc... Reponds." Elle resta par terre, dans la posture qu'on prete aux Madeleines, le bonnet de travers, le tablier sur le parquet, le visage voile de nouveau de ses mains redevenues libres. alors le cure lui parla: "allons, ma fille, ecoute ce qu'on te dit, et reponds. Nous ne voulons pas te faire de mal; mais on veut savoir ce qui s'est passe." Jeanne, penchee au bord de sa couche, la regardait. Elle dit: "C'est bien vrai que tu etais dans le lit de Julien quand je vous ai surpris." Rosalie, a travers ses mains, gemit: "Oui, madame." alors, brusquement, la baronne se mit a pleurer aussi avec un gros bruit de suffocation; et ses sanglots convulsifs accompagnaient ceux de Rosalie. Jeanne, les yeux droit sur la bonne, demanda: "Depuis quand cela durait-il?" Rosalie balbutia: "Depuis qu'il est v'nu." Jeanne ne comprenait pas. "Depuis qu'il est venu... alors... depuis... depuis le printemps? - Oui, madame. - Depuis qu'il est entre dans cette maison? - Oui, madame." Et Jeanne, comme oppressee de questions, interrogea d'une voix precipitee: "Mais comment cela s'est-il fait? Comment te l'a-t-il demande? Comment t'a-t-il prise? Qu'est-ce qu'il t'a dit? a quel moment, comment as-tu cede? comment as-tu pu te donner a lui?" Et Rosalie, ecartant ses mains cette fois, saisie aussi d'une fievre de parler, d'un besoin de repondre: "J'sais ti me? C'est le jour qu'il a dine ici la premiere fois, qu'il est v'nu m'trouver dans ma chambre. Il s'etait cache dans l'grenier. J'ai pas ose crier pour pas faire d'histoire. Il s'est couche avec me; j'savais pu c'que j'faisais a cu moment-la; il a fait c'qu'il a voulu. J'ai rien dit parce que je le trouvais gentil!..." alors Jeanne poussant un cri: "Mais... ton... ton enfant... c'est a lui?..." Rosalie sanglota. "Oui, madame." Puis toutes deux se turent. On n'entendait plus que le bruit des larmes de Rosalie et de la baronne. Jeanne, accablee, sentit a son tour ses yeux ruisselants; et les gouttes sans bruit coulerent sur ses joues. L'enfant de sa bonne avait le meme pere que le sien! Sa colere etait tombee. Elle se sentait maintenant toute penetree d'un desespoir morne, lent, profond, infini. Elle reprit enfin d'une voix changee, mouillee, d'une voix de femme qui pleure: "Quand nous sommes revenus de... la-bas... du voyage... quand est-ce qu'il a recommence?" La petite bonne, tout a fait ecroulee par terre, balbutia; "Le... le premier soir, il est v'nu." Chaque parole tordait le coeur de Jeanne. ainsi, le premier soir, le soir du retour aux Peuples, il l'avait quittee pour cette fille. Voila pourquoi il la laissait dormir seule! Elle en savait assez, maintenant, elle ne voulait plus rien apprendre; elle cria: "Va-t'en, va-t'en!" Et comme Rosalie ne bougeait point, aneantie, Jeanne appela son pere: "Emmene-la, emporte-la." Mais le cure, qui n'avait encore rien dit, jugea le moment venu de placer un petit sermon. "C'est tres mal, ce que tu as fait la, ma fille, tres mal; et le bon Dieu ne te pardonnera pas de sitot. Pense a l'enfer qui t'attend si tu ne gardes pas desormais une bonne conduite. Maintenant que tu as un enfant, il faut que tu te ranges. Mme la baronne fera sans doute quelque chose pour toi, et nous te trouverons un mari..." Il aurait longtemps parle, mais le baron ayant de nouveau saisi Rosalie par les epaules, la souleva, la traina jusqu'a la porte, et la jeta, comme un paquet, dans le couloir. Des qu'il fut revenu, plus pale que sa fille, le cure reprit la parole: "Que voulez-vous? elles sont toutes comme ca dans le pays. C'est une desolation, mais on n'y peut rien, et il faut bien un peu d'indulgence pour les faiblesses de la nature. Elles ne se marient jamais sans etre enceintes, jamais, madame." Et il ajouta souriant: "On dirait une coutume locale." Puis d'un ton indigne: "Jusqu'aux enfants qui s'en melent! N'ai-je pas trouve l'an dernier, dans le cimetiere, deux petits du catechisme, le garcon et la fille! J'ai prevenu les parents! Savez-vous ce qu'ils m'ont repondu?" Qu'voulez-vous, monsieur l'cure, c'est pas nous qui leur avons appris ces saletes-la, j'y pouvons rien." "Voila, monsieur, votre bonne a fait comme les autres." Mais le baron, qui tremblait d'enervement, l'interrompit: "Elle? que m'importe! mais c'est Julien qui m'indigne. C'est infame ce qu'il a fait la, et je vais emmener ma fille." Et il marchait, s'animant toujours, exaspere: "C'est infame d'avoir ainsi trahi ma fille, infame! C'est un gueux, cet homme, une canaille, un miserable; et je le lui dirai, je le souffletterai, je le tuerai sous ma canne!" Mais le pretre, qui absorbait lentement une prise de tabac a cote de la baronne en larmes, et qui cherchait a accomplir son ministere d'apaisement, reprit: "Voyons, monsieur le baron, entre nous, il a fait comme tout le monde. En connaissez-vous beaucoup, des maris qui soient fideles?" Et il ajouta avec une bonhomie malicieuse: "Tenez, je parie que vous-meme, vous avez fait vos farces. Voyons, la main sur la conscience, est-ce vrai?" Le baron s'etait arrete, saisi, en face du pretre qui continua: "Eh! oui, vous avez fait comme les autres. Qui sait meme si vous n'avez jamais tate d'une petite bobonne comme celle-la. Je vous dis que tout le monde en fait autant. Votre femme n'en a pas ete moins heureuse ni moins aimee, n'est-ce pas?" Le baron ne remuait plus, bouleverse. C'etait vrai, parbleu, qu'il en avait fait autant, et souvent encore, toutes les fois qu'il avait pu; et il n'avait pas respecte non plus le toit conjugal; et, quand elles etaient jolies, il n'avait jamais hesite devant les servantes de sa femme! Etait-il pour cela un miserable? Pourquoi jugeait- il si severement la conduite de Julien alors qu'il n'avait jamais meme songe que la sienne pût etre coupable? Et la baronne, tout essoufflee encore de sanglots, eut sur les levres une ombre de sourire au souvenir des fredaines de son mari, car elle etait de cette race sentimentale, vite attendrie, et bienveillante, pour qui les aventures d'amour font partie de l'existence. Jeanne, affaissee, les yeux ouverts devant elle, allongee sur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement. une parole de Rosalie lui etait revenue qui lui blessait l'ame, et penetrait comme une vrille en son coeur: "Moi, j'ai rien dit parce que je le trouvais gentil." Elle aussi l'avait trouve gentil; et c'est uniquement pour cela qu'elle s'etait donnee, liee pour la vie, qu'elle avait renonce a toute autre esperance, a tous les projets entrevus, a tout l'inconnu de demain. Elle etait tombee dans ce mariage, dans ce trou sans bords pour remonter dans cette misere, dans cette tristesse, dans ce desespoir, parce que, comme Rosalie, elle l'avait trouve gentil! La porte s'ouvrit d'une poussee furieuse. Julien parut, l'air feroce. Il avait apercu, dans l'escalier, Rosalie gemissant et il venait savoir, comprenant qu'on tramait quelque chose, que la bonne avait parle sans doute. La vue du pretre le cloua sur place. Il demanda d'une voix tremblante, mais calme: "Quoi? qu'y a-t-il?" Le baron, si violent tout a l'heure, n'osait rien dire, craignant l'argument du cure et son propre exemple invoque par son gendre. Petite mere larmoyait plus fort; mais Jeanne s'etait soulevee sur ses mains, et elle regardait, haletante, celui qui la faisait si cruellement souffrir. Elle balbutia: "Il y a que nous n'ignorons plus rien, que nous savons toutes vos infamies depuis... depuis le jour ou vous etes entre dans cette maison... il y a que l'enfant de cette bonne est a vous comme... comme... le mien... ils seront freres..." Et, une surabondance de douleur lui etant venue a cette pensee, elle s'affaissa dans ses draps et pleura frenetiquement. Il restait beant, ne sachant que dire ni que faire. Le cure intervint encore. "Voyons, voyons, ne nous chagrinons pas tant que ca, ma jeune dame, soyez raisonnable." Il se leva, s'approcha du lit, et posa sa main tiede sur le front de cette desesperee. Ce simple contact l'amollit etrangement; elle se sentit aussitot alanguie, comme si cette forte main de rustre habituee aux gestes qui absolvent, aux caresses reconfortantes, lui eût apporte dans son toucher un apaisement mysterieux. Le bonhomme, demeure debout, reprit: "Madame, il faut toujours pardonner. Voila un grand malheur qui vous arrive; mais Dieu, dans sa misericorde, l'a compense par un grand bonheur, puisque vous allez etre mere. Cet enfant sera votre consolation. C'est en son nom que je vous implore, que je vous adjure de pardonner l'erreur de M. Julien. Ce sera un lien nouveau entre vous, un gage de sa fidelite future. Pouvez-vous rester separee de coeur de celui dont vous portez l'oeuvre dans votre flanc?" Elle ne repondait point, broyee, endolorie, epuisee maintenant, sans force meme pour la colere et la rancune. Ses nerfs lui semblaient laches, coupes doucement, elle ne vivait plus qu'a peine. La baronne, pour qui tout ressentiment semblait impossible, et dont l'ame etait incapable d'un effort prolonge, murmura: "Voyons, Jeanne." alors le pretre prit la main du jeune homme, et, l'attirant pres du lit, la posa dans la main de sa femme. Il appliqua dessus une petite tape comme pour les unir d'une facon definitive; et, quittant son ton precheur et professionnel, il dit, d'un air content: "allons, c'est fait: croyez-moi, ca vaut mieux." Puis les deux mains, rapprochees un moment, se separerent aussitot. Julien, n'osant embrasser Jeanne, baisa sa belle-mere au front, pivota sur ses talons, prit le bras du baron qui se laissa faire, heureux au fond que la chose se fût arrangee ainsi; et ils sortirent ensemble pour fumer un cigare. alors la malade aneantie s'assoupit pendant que le pretre et petite mere causaient doucement a voix basse. L'abbe parlait, expliquant, developpant ses idees; et la baronne consentait toujours d'un signe de tete. Il dit enfin, pour conclure: "Donc, c'est entendu, vous donnez a cette fille la ferme de Barville, et je me charge de lui trouver un mari, un brave garcon range. Oh! avec un bien de vingt mille francs, nous ne manquerons pas d'amateurs. Nous n'aurons que l'embarras du choix." Et la baronne souriait maintenant, heureuse, avec deux larmes restees en route sur ses joues, mais dont la trainee humide etait deja sechee, Elle insistait: "C'est entendu, Barville vaut, au bas mot, vingt mille francs; mais on placera le bien sur la tete de l'enfant; les parents en auront la jouissance pendant leur vie." Et le cure se leva, serra la main de petite mere: "Ne vous derangez point, madame la baronne, ne vous derangez point; je sais ce que vaut un pas." Comme il sortait, il rencontra tante Lison qui venait voir sa malade. Elle ne s'apercut de rien; on ne lui dit rien et elle ne sut rien, comme toujours. VIII Rosalie avait quitte la maison et Jeanne accomplissait la periode de sa grossesse douloureuse. Elle ne se sentait au coeur aucun plaisir a se savoir mere, trop de chagrins l'avaient accablee. Elle attendait son enfant sans curiosite, courbee encore sous des apprehensions de malheurs indefinis. Le printemps etait venu tout doucement. Les arbres nus fremissaient sous la brise encore fraiche, mais dans l'herbe humide des fosses, ou pourrissaient les feuilles de l'automne, les primeveres jaunes commencaient a se montrer. De toute la plaine, des cours de ferme, des champs detrempes, s'elevait une senteur d'humidite, comme un goût de fermentation. Et une foule de petites pointes vertes sortaient de la terre brune et luisaient aux rayons du soleil. une grosse femme, batie en forteresse, remplacait Rosalie et soutenait la baronne dans ses promenades monotones tout le long de son allee, ou la trace de son pied plus lourd restait sans cesse humide et boueuse. Petit pere donnait le bras a Jeanne alourdie maintenant et toujours souffrante; et tante Lison inquiete, affairee de l'evenement prochain, lui tenait la main de l'autre cote, toute troublee de ce mystere qu'elle ne devait jamais connaitre. Ils allaient tous ainsi sans guere parler, pendant des heures, tandis que Julien parcourait le pays a cheval, ce goût nouveau l'ayant envahi subitement. Rien ne vint plus troubler leur vie morne. Le baron, sa femme et le vicomte firent une visite aux Fourville que Julien semblait deja connaitre beaucoup, sans qu'on s'expliquat au juste comment. une autre visite de ceremonie fut echangee avec les Briseville, toujours caches en leur manoir dormant. un apres-midi, vers quatre heures, comme deux cavaliers, l'homme et la femme, entraient au trot dans la cour precedant le chateau, Julien, tres anime, penetra dans la chambre de Jeanne. "Vite, vite, descends. Voici les Fourville. Ils viennent en voisins, tout simplement, sachant ton etat. Dis que je suis sorti, mais que je vais rentrer. Je fais un bout de toilette." Jeanne, etonnee, descendit. une jeune femme pale, jolie, avec une figure douloureuse, des yeux exaltes, et des cheveux d'un blond mat comme s'ils n'avaient jamais ete caresses d'un rayon de soleil, presenta tranquillement son mari, une sorte de geant, de croque-mitaine a grandes moustaches rousses. Puis elle ajouta: "Nous avons eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer M. de Lamare. Nous savons par lui combien vous etes souffrante; et nous n'avons pas voulu tarder davantage a venir vous voir en voisins, sans ceremonie du tout. Vous le voyez, d'ailleurs, nous sommes a cheval. J'ai eu, en outre, l'autre jour, le plaisir de recevoir la visite de Mme votre mere et du baron." Elle parlait avec une aisance infinie, familiere et distinguee. Jeanne fut seduite et l'adora tout de suite. "Voici une amie", pensa-t-elle. Le comte de Fourville, au contraire, semblait un ours entre dans un salon. Quand il fut assis, il posa son chapeau sur la chaise voisine, hesita quelque temps sur ce qu'il ferait de ses mains, les appuya sur ses genoux, sur les bras de son fauteuil, puis enfin croisa les doigts comme pour une priere. Tout a coup, Julien entra. Jeanne stupefaite ne le reconnaissait plus. Il s'etait rase. Il etait beau, elegant et seduisant comme aux jours de leurs fiancailles. Il serra la patte velue du comte qui sembla reveille par sa venue, et baisa la main de la comtesse dont la joue d'ivoire rosit un peu, et dont les paupieres eurent un tressaillement. Il parla. Il fut aimable comme autrefois. Ses larges yeux, miroirs d'amour, etaient redevenus caressants; et ses cheveux, tout a l'heure ternes et durs, avaient repris soudain sous la brosse et l'huile parfumee leurs molles et luisantes ondulations. au moment ou les Fourville repartaient, la comtesse se tourna vers lui: "Voulez-vous, mon cher vicomte, faire jeudi une promenade a cheval?" Puis, pendant qu'il s'inclinait en murmurant: "Mais certainement, madame", elle prit la main de Jeanne, et d'une voix tendre et penetrante, avec un sourire affectueux: "Oh! quand vous serez guerie, nous galoperons tous les trois par le pays. Ce sera delicieux; voulez-vous?" D'un geste aise elle releva la queue de son amazone; puis elle fut en selle avec une legerete d'oiseau, tandis que son mari, apres avoir gauchement salue, enfourchait sa grande bete normande, d'aplomb la-dessus comme un centaure. Quand ils eurent disparu au tournant de la barriere, Julien, qui semblait enchante, s'ecria: "Quelles charmantes gens! Voila une connaissance qui nous sera utile." Jeanne, contente aussi sans savoir pourquoi, repondit: "La petite comtesse est ravissante, je sens que je l'aimerai; mais le mari a l'air d'une brute. O? les as-tu donc connus?" Il se frottait gaiement les mains: "Je les ai rencontres par hasard chez les Briseville. Le mari semble un peu rude. C'est un chasseur enrage, mais un vrai noble, celui-la." Et le diner fut presque joyeux, comme si un bonheur cache etait entre dans la maison. Et rien de nouveau n'arriva plus jusqu'aux derniers jours de juillet. un mardi soir, comme ils etaient assis sous le platane, autour d'une table de bois qui portait deux petits verres et un carafon d'eau-de-vie, Jeanne soudain poussa une sorte de cri, et, devenant tres pale, porta les deux mains a son flanc. une douleur rapide, aigue, l'avait brusquement parcourue, puis s'etait eteinte aussitot. Mais, au bout de dix minutes, une autre douleur la traversa qui fut plus longue, bien que moins vive. Elle eut grand-peine a rentrer, presque portee par son pere et son mari. Le court trajet du platane a sa chambre lui parut interminable; et elle geignait involontairement, demandant a s'asseoir, a s'arreter, accablee par une sensation intolerable de pesanteur dans le ventre. Elle n'etait pas a terme, l'enfantement n'etant prevu que pour septembre; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut attelee, et le pere Simon partit au galop pour chercher le medecin. Il arriva vers minuit, et, du premier coup d'oeil, reconnut les symptomes d'un accouchement premature. Dans le lit les souffrances s'etaient un peu apaisees, mais une angoisse affreuse etreignait Jeanne, une defaillance desesperee de tout son etre, quelque chose comme le pressentiment, le toucher mysterieux de la mort. Il est de ces moments ou elle nous effleure de si pres que son souffle nous glace le coeur. La chambre etait pleine de monde. Petite mere suffoquait, affaissee dans un fauteuil. Le baron, dont les mains tremblaient, courait de tous cotes, apportait des objets, consultait le medecin, perdait la tete. Julien marchait de long en large, la mine affairee, mais l'esprit calme; et la veuve Dentu se tenait debout aux pieds du lit avec un visage de circonstance, un visage de femme d'experience que rien n'etonne. Garde-malade, sage-femme et veilleuse des morts, recevant ceux qui viennent, recueillant leur premier cri, lavant de la premiere eau leur chair nouvelle, la roulant dans le premier linge, puis ecoutant avec la meme quietude la derniere parole, le dernier rale, le dernier frisson de ceux qui partent, faisant aussi leur derniere toilette, epongeant avec du vinaigre leur corps use, l'enveloppant du dernier drap, elle s'etait fait une indifference inebranlable a tous les accidents de la naissance ou de la mort. La cuisiniere Ludivine et tante Lison restaient discretement cachees contre la porte du vestibule. Et la malade, de temps en temps, poussait une faible plainte. Pendant deux heures, on put croire que l'evenement se ferait longtemps attendre; mais vers le point du jour, les douleurs reprirent tout a coup avec violence, et devinrent bientot epouvantables. Et Jeanne, dont les cris involontaires jaillissaient entre ses dents serrees, pensait sans cesse a Rosalie qui n'avait point souffert, qui n'avait presque pas gemi, dont l'enfant, l'enfant batard, etait sorti sans peine et sans tortures. Dans son ame miserable et troublee, elle faisait entre elles une comparaison incessante; et elle maudissait Dieu, qu'elle avait cru juste autrefois; elle s'indignait des preferences coupables du destin, et des criminels mensonges de ceux qui prechent la droiture et le bien. Parfois la crise devenait tellement violente que toute idee s'eteignait en elle. Elle n'avait plus de force, de vie, de connaissance que pour souffrir. Dans les minutes d'apaisement, elle ne pouvait detacher son oeil de Julien; et une autre douleur, une douleur de l'ame l'etreignait en se rappelant ce jour ou sa bonne etait tombee aux pieds de ce meme lit avec son enfant entre les jambes, le frere du petit etre qui lui dechirait si cruellement les entrailles. Elle retrouvait avec une memoire sans ombres les gestes, les regards, les paroles de son mari, devant cette fille etendue; et maintenant elle lisait en lui, comme si ses pensees eussent ete ecrites dans ses mouvements, elle lisait le meme ennui, la meme indifference que pour l'autre, le meme insouci d'homme egoiste, que la paternite irrite. Mais une convulsion effroyable la saisit, un spasme si cruel qu'elle se dit: "Je vais mourir, je meurs!" alors une revolte furieuse, un besoin de maudire emplit son ame, et une haine exasperee contre cet homme qui l'avait perdue, et contre l'enfant inconnu qui la tuait. Elle se tendit dans un effort supreme pour rejeter d'elle ce fardeau. Il lui sembla soudain que tout son ventre se vidait brusquement; et sa souffrance s'apaisa. La garde et le medecin etaient penches sur elle, la maniaient. Ils enleverent quelque chose; et bientot ce bruit etouffe qu'elle avait entendu deja la fit tressaillir; puis ce petit cri douloureux, ce miaulement frele d'enfant nouveau-ne lui entra dans l'ame, dans le coeur, dans tout son pauvre corps epuise; et elle voulut, d'un geste inconscient, tendre les bras. Ce fut en elle une traversee de joie, un elan vers un bonheur nouveau, qui venait d'eclore. Elle se trouvait, en une seconde, delivree, apaisee, heureuse, heureuse comme elle ne l'avait jamais ete. Son coeur et sa chair se ranimaient, elle se sentait mere! Elle voulut connaitre son enfant! Il n'avait pas de cheveux, pas d'ongles, etant venu trop tot, mais lorsqu'elle vit remuer cette larve, qu'elle la vit ouvrir la bouche, pousser des vagissements, qu'elle toucha cet avorton, fripe, grimacant, vivant, elle fut inondee d'une joie irresistible, elle comprit qu'elle etait sauvee, garantie contre tout desespoir, qu'elle tenait la de quoi aimer a ne savoir plus faire autre chose. Des lors elle n'eut plus qu'une pensee: son enfant. Elle devint subitement une mere fanatique, d'autant plus exaltee qu'elle avait ete plus decue dans son amour, plus trompee dans ses esperances. Il lui fallait toujours le berceau pres de son lit, puis, quand elle put se lever, elle resta des journees entieres assise contre la fenetre, aupres de la couche legere qu'elle balancait. Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit etre assoiffe tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuatres, et prenait entre ses levres goulues le bouton de chair brune et plissee, elle regardait, palie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec un desir de lui arracher son fils, et de frapper, de dechirer de l'ongle cette poitrine qu'il buvait avidement. Puis elle voulut broder elle-meme, pour le parer, des toilettes fines, d'une elegance compliquee. Il fut enveloppe dans une brume de dentelles, et coiffe de bonnets magnifiques. Elle ne parlait plus que de cela, coupait les conversations, pour faire admirer un lange, une bavette ou quelque ruban superieurement ouvrage, et, n'ecoutant rien de ce qui se disait autour d'elle, elle s'extasiait sur des bouts de linge qu'elle tournait longtemps et retournait dans sa main levee pour mieux voir; puis soudain elle demandait: "Croyez-vous qu'il sera beau avec ca?" Le baron et petite mere souriaient de cette tendresse frenetique, mais Julien, trouble dans ses habitudes, diminue dans son importance dominatrice par la venue de ce tyran braillard et tout-puissant, jaloux inconsciemment de ce morceau d'homme qui lui volait sa place dans la maison, repetait sans cesse, impatient et colere: "Est-elle assommante avec son mioche!" Elle fut bientot tellement obsedee par cet amour qu'elle passait les nuits assise aupres du berceau a regarder dormir le petit. Comme elle s'epuisait dans cette contemplation passionnee et maladive, qu'elle ne prenait plus aucun repos, qu'elle s'affaiblissait, maigrissait et toussait, le medecin ordonna de la separer de son fils. Elle se facha, pleura, implora; mais on resta sourd a ses prieres. Il fut place chaque soir aupres de sa nourrice; et chaque nuit la mere se levait, nu-pieds, et allait coller son oreille au trou de la serrure pour ecouter s'il dormait paisiblement, s'il ne se reveillait pas, s'il n'avait besoin de rien. Elle fut trouvee la, une fois, par Julien qui rentrait tard, ayant dine chez les Fourville; et on l'enferma desormais a clef dans sa chambre pour la contraindre a se mettre au lit. Le bapteme eut lieu vers la fin d'août. Le baron fut parrain, et tante Lison marraine. L'enfant recut les noms de Pierre-Simon-Paul; Paul pour les appellations courantes. Dans les premiers jours de septembre, tante Lison repartit sans bruit; et son absence demeura aussi inapercue que sa presence. un soir, apres le diner, le cure parut. Il semblait embarrasse, comme s'il eût porte un mystere en lui, et, apres une suite de propos inutiles, il pria la baronne et son mari de lui accorder quelques instants d'entretien particulier. Ils partirent tous trois, d'un pas lent, jusqu'au bout de la grande allee, causant avec vivacite, tandis que Julien, reste seul avec Jeanne, s'etonnait, s'inquietait, s'irritait de ce secret. Il voulut accompagner le pretre qui prenait conge et ils disparurent ensemble, allant vers l'eglise qui sonnait l'angelus. Il faisait frais, presque froid, on rentra bientot dans le salon. Tout le monde sommeillait un peu quand Julien revint brusquement, rouge, avec un air indigne. De la porte, sans songer que Jeanne etait la, il cria vers ses beaux-parents: "Vous etes donc fous, nom de Dieu! d'aller flanquer vingt mille francs a cette fille!" Personne ne repondit tant la surprise fut grande. Il reprit, beuglant de colere: "On n'est pas bete a ce point-la; vous voulez donc ne pas nous laisser un sou!" alors le baron, qui reprenait contenance, tenta de l'arreter: "Taisez-vous! Songez que vous parlez devant votre femme." Mais il trepignait d'exasperation: "Je m'en fiche un peu, par exemple; elle sait bien ce qu'il en est d'ailleurs. C'est un vol a son prejudice." Jeanne, saisie, regardait sans comprendre. Elle balbutia: "Qu'est-ce qu'il y a donc?" alors Julien se tourna vers elle, la prit a temoin, comme une associee frustree aussi dans un benefice espere. Il lui raconta brusquement le complot pour marier Rosalie, le don de la terre de Barville qui valait au moins vingt mille francs. Il repetait: "Mais tes parents sont fous, ma chere, fous a lier! vingt mille francs! vingt mille francs! mais ils ont perdu ta tete! vingt mille francs pour un batard!" Jeanne ecoutait, sans emotion et sans colere, s'etonnant elle-meme de son calme, indifferente maintenant a tout ce qui n'etait pas son enfant. Le baron suffoquait, ne trouvait rien a repondre. Il finit par eclater, tapant du pied, criant: "Songez a ce que vous dites, c'est revoltant a la fin. a qui la faute s'il a fallu doter cette fille mere? a qui cet enfant? vous auriez voulu l'abandonner maintenant!" Julien, etonne de la violence du baron, le considerait fixement. Il reprit d'un ton plus pose: "Mais quinze cents francs suffisaient bien. Elles en ont toutes, des enfants, avant de se marier. Que ce soit a l'un ou a l'autre, ca n'y change rien, par exemple. au lieu qu'en donnant une de vos fermes d'une valeur de vingt mille francs, outre le prejudice que vous nous portez, c'est dire a tout le monde ce qui est arrive; vous auriez dû, au moins, songer a notre nom et a notre situation." Et il parlait d'une voix severe, en homme fort de son droit et de la logique de son raisonnement. Le baron, trouble par cette argumentation inattendue, restait beant devant lui. alors Julien, sentant son avantage, posa ses conclusions: "Heureusement que rien n'est fait encore; je connais le garcon qui la prend en mariage, c'est un brave homme, et avec lui tout pourra s'arranger. Je m'en charge." Et il sortit sur-le-champ, craignant sans doute de continuer la discussion, heureux du silence de tous, qu'il prenait pour un acquiescement. Des qu'il eut disparu, le baron s'ecria, outre de surprise et fremissant: "Oh! c'est trop fort, c'est trop fort!" Mais Jeanne, levant les yeux sur la figure effaree de son pere, se mit brusquement a rire, de son rire clair d'autrefois, quand elle assistait a quelque drolerie. Elle repetait: "Pere, pere, as-tu entendu comme il prononcait: vingt mille francs?" Et petite mere, chez qui la gaiete etait aussi prompte que les larmes, au souvenir de la tete furieuse de son gendre, et de ses exclamations indignees, et de son refus vehement de laisser donner a la fille, seduite par lui, de l'argent qui n'etait pas a lui, heureuse aussi de la bonne humeur de Jeanne, fut secouee par son rire poussif, qui lui emplissait les yeux de pleurs. alors, le baron partit a son tour, gagne par la contagion; et tous trois, comme aux bons jours passes, s'amusaient a s'en rendre malades. Quand ils furent un peu calmes, Jeanne s'etonna: "C'est curieux, ca ne me fait plus rien. Je le regarde comme un etranger maintenant. Je ne puis pas croire que je sois sa femme. Vous voyez, je m'amuse de ses... de ses... de ses indelicatesses." Et, sans bien savoir pourquoi, ils s'embrasserent, encore souriants et attendris. Mais deux jours plus tard, apres le dejeuner, alors que Julien partait a cheval, un grand gars de vingt-deux a vingt-cinq ans, vetu d'une blouse bleue toute neuve, aux plis raides, aux manches ballonnees, boutonnees aux poignets, franchit sournoisement la barriere, comme s'il eût ete embusque la depuis le matin, se glissa le long du fosse des Couillard, contourna le chateau et s'approcha, a pas suspects, du baron et des deux femmes, assis toujours sous le platane. Il avait ote sa casquette en les apercevant, et il s'avancait en saluant, avec des mines embarrassees. Des qu'il fut assez pres pour se faire entendre, il bredouilla: "Votre serviteur, monsieur le baron, madameet la compagnie." Puis, comme on ne lui parlait pas, il annonca: "C'est moi que je suis Desire Lecoq." Ce nom ne revelant rien, le baron demanda: "Que voulez- vous?" alors le gars se troubla tout a fait devant la necessite d'expliquer son cas. Il balbutia en baissant et en relevant les yeux coup sur coup, de sa casquette qu'il tenait aux mains au sommet du toit du chateau: "C'est m'sieu l'cure qui m'a touche deux mots au sujet de c't'affaire..." puis il se tut par crainte d'en trop lacher, et de compromettre ses interets. Le baron, sans comprendre, reprit: "Quelle affaire? Je ne sais pas, moi." L'autre alors, baissant la voix, se decida: "C't'affaire de vot'bonne... la Rosalie..." Jeanne, ayant devine, se leva et s'eloigna avec son enfant dans les bras. Et le baron prononca: "approchez-vous", puis il montra la chaise que sa fille venait de quitter. Le paysan s'assit aussitot en murmurant: "Vous etes bien honnete." Puis il attendit comme s'il n'avait plus rien a dire. au bout d'un assez long silence il se decida enfin, et, levant son regard vers le ciel bleu: "En v'la du biau temps pour la saison. C'est la terre, qui n'en profite pour c' qu'y'a deja d'seme." Et il se tut de nouveau. Le baron s'impatientait; il attaqua brusquement la question, d'un ton sec: "alors, c'est vous qui epousez Rosalie?" L'homme aussitot devint inquiet, trouble dans ses habitudes de cautele normande. Il repliqua d'une voix plus vive, mis en defiance: "C'est selon, p't'etre que oui, p't'etre que non, c'est selon." Mais le baron s'irritait de ces tergiversations: "Sacrebleu! repondez franchement: est-ce pour ca que vous venez, oui ou non? La prenez-vous, oui ou non?" L'homme, perplexe, ne regardait plus que ses pieds: "Si c'est c'que dit m'sieu l'cure, j'la prends; mais si c'est c'que dit m'sieu Julien, j'la prends point. - Qu'est-ce que vous a dit M. Julien? - M'sieu Julien, i m'a dit qu'j'aurais quinze cents francs; et m'sieu l'cure i m'a dit que j'n'aurais vingt mille; j'veux ben pour vingt mille, mais j'veux point pour quinze cents." alors la baronne, qui restait enfoncee en son fauteuil, devant l'attitude anxieuse du rustre, se mit a rire par petites secousses. Le paysan la regarda de coin, d'un oeil mecontent, ne comprenant pas cette gaiete, et il attendit. Le baron, que ce marchandage genait, y coupa court. "J'ai dit a M. le cure que vous auriez la ferme de Barville, votre vie durant, pour revenir ensuite a l'enfant. Elle vaut vingt mille francs. Je n'ai qu'une parole. Est-ce fait, oui ou non?" L'homme sourit d'un air humble et satisfait, et devenu soudain loquace: "Oh! pour lors, je n'dis pas non, N'y avait qu'ca qui m'opposait. Quand m'sieu l'cure m'na parle, j'voulais ben tout d'suite, pardi, et pi j'etais ben aise d'satisfaire m'sieu l'baron, qui me r'vaudra ca, je m'le disais. C'est-i pas vrai, quand on s'oblige, entre gens, on se r'trouve toujours plus tard; et on se r'vaut ca. Mais m'sieu Julien m'a v'nu trouver; et c'n'etait pu qu'quinze cents. J'mai dit: "Faut savoir", et j'suis v'nu. C'est pas pour dire, j'avais confiance, mais j'voulais savoir. I n'est qu'les bons comptes qui font les bons amis, pas vrai, m'sieu l'baron..." Il fallut l'arreter; le baron demanda: "Quand voulez-vous conclure le mariage?" alors l'homme redevint brusquement timide, plein d'embarras. Il finit par dire, en hesitant: "J'frons-ti point d'abord un p'tit papier?" Le baron, cette fois, se facha: "Mais nom d'un chien! puisque vous aurez le contrat de mariage. C'est la le meilleur des papiers." Le paysan s'obstinait: "En attendant, j'pourrions ben en faire un bout tout d'meme, ca nuit toujours pas." Le baron se leva pour en finir: "Repondez oui ou non, et tout de suite. Si vous ne voulez plus, dites-le, j'ai un autre pretendant." alors la peur du concurrent affola le Normand ruse. Il se decida, tendit la main comme apres l'achat d'une vache: "Topez-la, m'sieu l'baron, c'est fait. Couillon qui s'en dedit." Le baron topa, puis cria: "Ludivine!" La cuisiniere montra la tete a la fenetre: "apportez une bouteille de vin." On trinqua pour arroser l'affaire conclue. - Et le gars partit d'un pied plus allegre. On ne dit rien de cette visite a Julien. Le contrat fut prepare en grand secret, puis, une fois les bans publies, la noce eut lieu un lundi matin. une voisine portait le mioche a l'eglise, derriere les nouveaux epoux, comme une sûre promesse de fortune. Et personne, dans le pays, ne s'etonna; on enviait Desire Lecoq. Il etait ne coiffe, disait-on avec un sourire malin o? n'entrait point d'indignation. Julien fit une scene terrible, qui abregea le sejour de ses beaux-parents aux Peuples. Jeanne les vit repartir sans une tristesse trop profonde, Paul etant devenu pour elle une source inepuisable de bonheur. IX Jeanne etant tout a fait remise de ses couches, on se resolut a aller rendre leur visite aux Fourville et a se presenter aussi chez le marquis de Coutelier. Julien venait d'acheter dans une vente publique une nouvelle voiture, un phaeton ne demandant qu'un cheval, afin de pouvoir sortir deux fois par mois. Elle fut attelee par un jour clair de decembre et, apres deux heures de route a travers les plaines normandes, on commenca a descendre en un petit vallon dont les flancs etaient boises, et le fond mis en culture. Puis les terres ensemencees furent bientot remplacees par des prairies, et les prairies par un marecage plein de grands roseaux secs en cette saison, et dont les longues feuilles bruissaient, pareilles a des rubans jaunes. Tout a coup, apres un brusque detour du val, le chateau de la Vrillette se montra, adosse d'un cote a la pente boisee et, de l'autre, trempant toute sa muraille dans un grand etang que terminait, en face, un bois de hauts sapins escaladant l'autre versant de la vallee. Il fallut passer par un antique pont-levis et franchir un vaste portail Louis XIII pour penetrer dans la cour d'honneur, devant un elegant manoir de la meme epoque a encadrements de briques, flanque de tourelles coiffees d'ardoises. Julien expliquait a Jeanne toutes les parties du batiment, en habitue qui le connait a fond. Il en faisait les honneurs, s'extasiant sur sa beaute: "Regarde-moi ce portail! Est-ce grandiose une habitation comme ca, hein? Toute l'autre facade est dans l'etang, avec un perron royal qui descend jusqu'a l'eau; et quatre barques sont amarrees au bas des marches, deux pour le comte, et deux pour la comtesse. La-bas a droite, la ou tu vois le rideau de peupliers, c'est la fin de l'etang; c'est la que commence la riviere qui va jusqu'a Fecamp. C'est plein de sauvagine ce pays. Le comte adore chasser la-dedans. Voila une vraie residence seigneuriale." La porte d'entree s'etait ouverte, et la pale comtesse apparut, venant au-devant de ses visiteurs, souriante, vetue d'une robe trainante comme une chatelaine d'autrefois. Elle semblait la belle dame du lac, nee pour ce manoir de conte. Le salon, a huit fenetres, en avait quatre ouvrant sur la piece d'eau et sur le sombre bois de pins qui remontait le coteau juste en face. La verdure a tons noirs rendait profond, austere et lugubre l'etang; et, quand le vent soufflait, les gemissements des arbres semblaient la voix du marais. La comtesse prit les deux mains de Jeanne comme si elle eût ete une amie d'enfance, puis elle la fit asseoir et se mit pres d'elle, sur une chaise basse, tandis que Julien, en qui toutes les elegances oubliees renaissaient depuis cinq mois, causait, souriait, doux et familier. La comtesse et lui parlerent de leurs promenades a cheval. Elle riait un peu de sa maniere de monter, l'appelant "le chevalier Trebuche", et il riait aussi, l'ayant baptisee "la reine amazone". un coup de fusil parti sous les fenetres fit pousser a Jeanne un petit cri. C'etait le comte qui tuait une sarcelle. Sa femme aussitot l'appela. On entendit un bruit d'avirons, le choc d'un bateau contre la pierre, et il parut, enorme et botte, suivi de deux chiens trempes, rougeatres comme lui, et qui se coucherent sur le tapis devant la porte. Il semblait plus a son aise, en sa demeure, et ravi de voir des visiteurs. Il fit remettre du bois au feu, apporter du vin de Madere et des biscuits; et soudain il s'ecria: "Mais vous allez diner avec nous, c'est entendu." Jeanne, que ne quittait jamais la pensee de son enfant, refusait; il insista, et, comme elle s'obstinait a ne pas vouloir, Julien fit un geste brusque d'impatience. alors elle eut peur de reveiller son humeur mechante et querelleuse; et, bien que torturee a l'idee de ne plus revoir Paul avant le lendemain, elle accepta. L'apres-midi fut charmant. On alla visiter les sources, d'abord. Elles jaillissaient au pied d'une roche moussue dans un clair bassin toujours remue comme de l'eau bouillante; puis on fit un tour en barque a travers de vrais chemins tailles dans une foret de roseaux secs. Le comte, assis entre ses deux chiens qui flairaient, le nez au vent, ramait; et chaque secousse de ses avirons soulevait la grande barque et la lancait en avant. Jeanne, parfois, laissait tremper sa main dans l'eau froide, et elle jouissait de la fraicheur glacee qui lui courait des doigts au coeur. Tout a l'arriere du bateau Julien et la comtesse enveloppee de chales souriaient de ce sourire continu des gens heureux a qui le bonheur ne laisse rien a dire. Le soir venait avec de longs frissons geles, des souffles du nord qui passaient dans les joncs fletris. Le soleil avait plonge derriere les sapins; et le ciel rouge, crible de petits nuages ecarlates et bizarres, donnait froid rien qu'a le regarder. On rentra dans le vaste salon ou flambait un feu gigantesque. une sensation de chaleur et de plaisir rendait joyeux des la porte. alors le comte, mis en gaiete, saisit sa femme dans ses bras d'athlete, et, l'elevant comme un enfant jusqu'a sa bouche, il lui colla sur les joues deux gros baisers de brave homme satisfait. Et Jeanne, souriante, regardait ce bon geant qu'on disait un ogre au seul aspect de ses moustaches; et elle pensait: "Comme on se trompe, chaque jour, sur tout le monde." ayant alors, presque involontairement, reporte les yeux sur Julien, elle le vit debout dans l'embrasure de la porte, horriblement pale, et l'oeil fixe sur le comte. Inquiete, elle s'approcha de son mari, et, a voix basse: "Es-tu malade? Qu'as-tu donc?" Il repondit d'un ton courrouce: "Rien, laisse-moi tranquille. J'ai eu froid." Quand on passa dans la salle a manger, le comte demanda la permission de laisser entrer ses chiens; et ils vinrent aussitot se planter sur leur derriere, a droite et a gauche de leur maitre. Il leur donnait a tout moment quelque morceau et caressait leurs longues oreilles soyeuses. Les betes tendaient la tete, remuaient la queue, fremissaient de contentement. apres le diner, comme Jeanne et Julien se disposaient a partir, M. de Fourville les retint encore pour leur montrer une peche au flambeau. Il les posta, ainsi que la comtesse, sur le perron qui descendait a l'etang; et il monta dans sa barque avec un valet portant un epervier et une torche allumee. La nuit etait claire et piquante sous un ciel seme d'or. La torche faisait ramper sur l'eau des trainees de feu etranges et mouvantes, jetait des lueurs dansantes sur les roseaux, illuminait le grand rideau de sapins. Et soudain, la barque ayant tourne, une ombre colossale, fantastique, une ombre d'homme se dressa sur cette lisiere eclairee du bois. La tete depassait les arbres, se perdait dans le ciel, et les pieds plongeaient dans l'etang. Puis l'etre demesure eleva les bras comme pour prendre les etoiles. Ils se dresserent brusquement, ces bras immenses, puis retomberent; et on entendit aussitot un petit bruit d'eau fouettee. La barque alors ayant encore vire doucement, le prodigieux fantome sembla courir le long du bois, qu'eclairait, en tournant, la lumiere; puis il s'enfonca dans l'invisible horizon, puis soudain il reparut, moins grand mais plus net, avec ses mouvements singuliers, sur la facade du chateau. Et la grosse voix du comte cria: "Gilberte, j'en ai huit!" Et les avirons battirent l'onde. L'ombre enorme restait maintenant debout immobile sur la muraille, mais diminuant peu a peu de taille et d'ampleur; sa tete paraissait descendre, son corps maigrir; et quand M. de Fourville remonta les marches du perron, toujours suivi de son valet portant le feu, elle etait reduite aux proportions de sa personne, et repetait tous ses gestes. Il avait dans un filet huit gros poissons qui fretillaient. Lorsque Jeanne et Julien furent en route tout enveloppes en des manteaux et des couvertures qu'on leur avait pretes, Jeanne dit, presque involontairement: "Quel brave homme que ce geant!" Et Julien, qui conduisait, repliqua: "Oui, mais il ne se tient pas toujours assez devant le monde." Huit jours apres ils se rendirent chez les Coutelier, qui passaient pour la premiere famille noble de la province. Leur domaine de Reminil touchait au gros bourg de Cany. Le chateau neuf bati sous Louis XIV etait cache dans le parc magnifique entoure de murs. On voyait, sur une hauteur, les ruines de l'ancien chateau. Des valets en tenue firent entrer les visiteurs dans une grande piece imposante. Tout au milieu, une espece de colonne supportait une coupe immense de la manufacture de Sevres, et, dans le socle une lettre autographe du roi, defendue par une plaque de cristal, invitait le marquis Leopold-Herve-Joseph-Germer de Varneville, de Rollebosc de Coutelier, a recevoir ce don du souverain. Jeanne et Julien consideraient ce present royal quand entrerent le marquis et la marquise. La femme etait poudree, aimable par fonction, et manieree par desir de sembler condescendante. L'homme, gros personnage a cheveux blancs releves droit sur la tete, mettait en ses gestes, en sa voix, en toute son attitude, une hauteur qui disait son importance. C'etaient de ces gens a etiquette dont l'esprit, les sentiments et les paroles semblent toujours sur des echasses. Ils parlaient seuls, sans attendre les reponses, souriant d'un air indifferent, semblaient toujours accomplir la fonction imposee par leur naissance de recevoir avec politesse les petits nobles des environs. Jeanne et Julien, perclus, s'efforcaient de plaire, genes de rester davantage, inhabiles a se retirer; mais la marquise termina elle-meme la visite, naturellement, simplement, en arretant a point la conversation comme une reine polie qui donne conge. En revenant, Julien dit: "Si tu veux, nous bornerons la nos visites; moi, les Fourville me suffisent." Et Jeanne fut de son avis. Decembre s'ecoulait lentement, ce mois noir, trou sombre au fond de l'annee. La vie enfermee recommencait comme l'an passe. Jeanne ne s'ennuyait point cependant, toujours preoccupee de Paul que Julien regardait de cote, d'un oeil inquiet et mecontent. Souvent, quand la mere le tenait en ses bras, le caressait avec ces frenesies de tendresse qu'ont les femmes pour leurs enfants, elle le presentait au pere, en lui disant: "Mais embrasse-le donc; on dirait que tu ne l'aimes pas." Il effleurait du bout des levres, d'un air degoûte, le front glabre du marmot en decrivant un cercle de tout son corps, comme pour ne point rencontrer les petites mains remuantes et crispees. Puis il s'en allait brusquement; on eût dit qu'une repugnance le chassait. Le maire, le docteur et le cure venaient diner de temps en temps; de temps en temps c'etaient les Fourville avec qui on se liait de plus en plus. Le comte paraissait adorer Paul. Il le tenait sur ses genoux pendant toute la duree des visites, ou meme pendant des apres-midi tout entiers. Il le maniait d'une facon delicate dans ses grosses mains de colosse, lui chatouillait le bout du nez avec la pointe de ses longues moustaches, puis l'embrassait par elans passionnes, a la facon des meres. Il souffrait continuellement de ce que son mariage demeurat sterile. Mars fut clair, sec et presque doux. La comtesse Gilberte reparla de promenades a cheval que tous les quatre feraient ensemble. Jeanne, lasse un peu des longs soirs, des longues nuits, des longs jours pareils et monotones, consentit, tout heureuse de ces projets; et pendant une semaine elle s'amusa a confectionner son amazone. Puis ils commencerent les excursions. Ils allaient toujours deux par deux, la comtesse et Julien devant, le comte et Jeanne cent pas derriere. Ceux-ci causaient tranquillement, comme deux amis, car ils etaient devenus amis par le contact de leurs ames droites, de leurs coeurs simples; ceux-la parlaient bas souvent, riaient parfois par eclats violents, se regardaient soudain comme si leurs yeux avaient a se dire des choses que ne prononcaient pas leurs bouches; et ils partaient brusquement au galop, pousses par un desir de fuir, d'aller plus loin, tres loin. Puis Gilberte parut devenir irritable. Sa voix vive, apportee par des souffles de brise, arrivait parfois aux oreilles des deux cavaliers attardes. Le comte alors souriait, disait a Jeanne: "Elle n'est pas tous les jours bien levee, ma femme." un soir, en rentrant, comme la comtesse excitait sa jument, la piquant, puis la retenant par secousses brusques, on entendit plusieurs fois Julien lui repeter: "Prenez garde, prenez donc garde, vous allez etre emportee." Elle repliqua: "Tant pis; ce n'est pas votre affaire", d'un ton si clair et si dur que les paroles nettes sonnerent par la campagne comme si elles restaient suspendues dans l'air. L'animal se cabrait, ruait, bavait. Soudain le comte inquiet cria de ses forts poumons: "Fais donc attention, Gilberte!" alors, comme par defi, dans un de ces enervements de femme que rien n'arrete, elle frappa brutalement de sa cravache entre les deux oreilles la bete qui se dressa, furieuse, battit l'air de ses jambes de devant, et, retombant, s'elanca d'un bond formidable, et detala par la plaine de toute la vigueur de se jarrets. Elle franchit d'abord une prairie, puis, se precipitant a travers les laboures, elle soulevait en poussiere la terre humide et grasse, et filait si vite qu'on distinguait a peine la monture et l'amazone. Julien stupefait restait en place, appelant desesperement: "Madame, Madame!"Mais le comte eut une sorte de grognement, et, se courbant sur l'encolure de son pesant cheval, il le jeta en avant d'une poussee de tout son corps: et il le lanca d'une telle allure, l'excitant, l'entrainant, l'affolant avec la voix, le geste et l'eperon, que l'enorme cavalier semblait porter la lourde bete entre ses cuisses et l'enlever comme pour s'envoler. Ils allaient d'une inconcevable vitesse, se ruant droit devant eux; et Jeanne voyait la-bas les deux silhouettes de la femme et du mari, fuir, fuir, diminuer, s'effacer, disparaitre, comme on voit deux oiseaux se poursuivant, se perdre et s'evanouir a l'horizon. alors Julien se rapprocha, toujours au pas, en murmurant d'un air furieux: "Je crois qu'elle est folle, aujourd'hui." Et tous deux partirent derriere leurs amis enfonces maintenant dans une ondulation de plaine. au bout d'un quart d'heure ils les apercurent qui revenaient; et bientot ils les joignirent. Le comte, rouge, en sueur, riant, content, triomphant, tenait de sa poigne irresistible le cheval fremissant de sa femme. Elle etait pale, avec un visage douloureux et crispe; et elle se soutenait d'une main sur l'epaule de son mari comme si elle allait defaillir. Jeanne, ce jour-la, comprit que le comte aimait eperdument. Puis la comtesse pendant le mois qui suivit se montra joyeuse comme elle ne l'avait jamais ete. Elle venait plus souvent aux Peuples, riait sans cesse, embrassait Jeanne avec des elans de tendresse. On eût dit qu'un mysterieux ravissement etait descendu sur sa vie. Son mari, tout heureux lui-meme, ne la quittait point des yeux, et tachait a tout instant de toucher sa main, sa robe, dans un redoublement de passion. Il disait, un soir, a Jeanne: "Nous sommes dans le bonheur, en ce moment. Jamais Gilberte n'avait ete gentille comme ca. Elle n'a plus de mauvaise humeur, plus de colere. Je sens qu'elle m'aime. Jusqu'a present je n'en etais pas sûr." Julien aussi semblait change, plus gai, sans impatiences, comme si l'amitie des deux familles avait apporte la paix et la joie dans chacune d'elles. Le printemps fut singulierement precoce et chaud. Depuis les douces matinees jusqu'aux calmes et tiedes soirees, le soleil faisait germer toute la surface de la terre. C'etait une brusque et puissante eclosion de tous les germes en meme temps, une de ces irresistibles poussees de seve, une de ces ardeurs a renaitre que la nature montre quelquefois en des annees privilegiees qui feraient croire a des rajeunissements du monde. Jeanne se sentait vaguement troublee par cette fermentation de vie. Elle avait des alanguissements subits en face d'une petite fleur dans l'herbe, des melancolies delicieuses, des heures de mollesse revassante. Puis elle se sentit envahie par des souvenirs attendris des premiers temps de son amour; non qu'il lui revint au coeur un renouveau d'affection pour Julien, c'etait fini, cela, bien fini pour toujours; mais toute sa chair caressee des brises, penetree des odeurs du printemps, se troublait, comme sollicitee par quelque invisible et tendre appel. Elle se plaisait a etre seule, a s'abandonner sous la chaleur du soleil, toute parcourue de sensations, de jouissances vagues et sereines qui n'eveillaient point d'idees. un matin, comme elle somnolait ainsi, une vision la traversa, une vision rapide de ce trou ensoleille au milieu des sombres feuillages, dans le petit bois pres d'Etretat. C'est la que, pour la premiere fois, elle avait senti fremir son corps aupres de ce jeune homme qui l'aimait alors; c'est la qu'il avait balbutie, pour la premiere fois, le timide desir de son coeur; c'est aussi la qu'elle avait cru toucher tout a coup l'avenir radieux de ses esperances. Et elle voulait revoir ce bois, y faire une sorte de pelerinage sentimental et superstitieux, comme si un retour a ce lieu devait changer quelque chose a la marche de sa vie. Julien etait parti des l'aube, elle ne savait ou. Elle fit donc seller le petit cheval blanc des Martin, qu'elle montait quelquefois maintenant; et elle partit. C'etait par une de ces journees si tranquilles que rien ne remue nulle part, pas une herbe, pas une feuille; tout semble immobile pour jusqu'a la fin des temps, comme si le vent etait mort. On dirait disparus les insectes eux-memes. un calme brûlant et souverain descendait du soleil, insensiblement, en buee d'or; et Jeanne allait au pas de son bidet, bercee, heureuse. De temps en temps elle levait les yeux pour regarder un tout petit nuage blanc, gros comme une pincee de coton, un flocon de vapeur suspendu, oublie, reste la-haut, tout seul, au milieu du ciel bleu. Elle descendit dans la vallee qui va se jeter a la mer, entre ces grandes arches de la falaise qu'on nomme les portes d'Etretat, et tout doucement elle gagna le bois. Il pleuvait de la lumiere a travers la verdure encore grele. Elle cherchait l'endroit sans le retrouver, errant par les petits chemins. Tout a coup, en traversant une longue allee, elle apercut tout au bout deux chevaux de selle attaches contre un arbre, et elle les reconnut aussitot; c'etaient ceux de Gilberte et de Julien. La solitude commencait a lui peser; elle fut heureuse de cette rencontre imprevue; et elle mit au trot sa monture. Quand elle eut atteint les deux betes patientes, comme accoutumees a ces longues stations, elle appela. On ne lui repondit pas. un gant de femme et les deux cravaches gisaient sur le gazon foule. Donc ils s'etaient assis la, puis eloignes laissant leurs chevaux. Elle attendit un quart d'heure, vingt minutes, surprise, sans comprendre ce qu'ils pouvaient faire. Comme elle avait mis pied a terre, et ne remuait plus, appuyee contre un tronc d'arbre, deux petits oiseaux, sans la voir, s'abattirent dans l'herbe tout pres d'elle. L'un d'eux s'agitait, sautillait autour de l'autre, les ailes soulevees et vibrantes, saluant de la tete et pepiant; tout a coup ils s'accouplerent. Jeanne fut surprise comme si elle eût ignore cette chose; puis elle se dit: "C'est vrai, c'est le printemps"; puis une autre pensee lui vint, un soupcon. Elle regarda de nouveau le gant, les cravaches, les deux chevaux abandonnes; et elle se remit brusquement en selle avec une irresistible envie de fuir. Elle galopait maintenant en retournant aux Peuples. Sa tete travaillait, raisonnait, unissait les faits, rapprochait les circonstances. Comment n'avait-elle pas devine plus tot? Comment n'avait-elle rien vu? Comment n'avait-elle pas compris les absences de Julien, le recommencement de ses elegances passees, puis l'apaisement de son humeur? Elle se rappelait aussi les brusqueries nerveuses de Gilberte, ses calineries exagerees, et, depuis quelque temps, cette espece de beatitude ou elle vivait, et dont le comte etait heureux. Elle remit au pas son cheval, car il lui fallait gravement reflechir, et l'allure vive troublait ses idees. apres la premiere emotion passee, son coeur etait redevenu presque calme, sans jalousie et sans haine, mais souleve de mepris. Elle ne songeait guere a Julien; rien ne l'etonnait plus de lui; mais la double trahison de la comtesse, de son amie, la revoltait. Tout le monde etait donc perfide, menteur et faux. Et des larmes lui vinrent aux yeux. On pleure parfois des illusions avec autant de tristesse que les morts. Elle se resolut pourtant a feindre de ne rien savoir, a fermer son ame aux affections courantes, a n'aimer plus que Paul et ses parents; et a supporter les autres avec un visage tranquille. Sitot rentree, elle se jeta sur son fils, l'emporta dans sa chambre et l'embrassa eperdument, pendant une heure sans s'arreter. Julien revint pour diner, charmant et souriant, plein d'intentions aimables. Il demanda: "Pere et petite mere ne viennent donc pas cette annee?" Elle lui sut tant de gre de cette gentillesse qu'elle lui pardonna presque la decouverte du bois; et un violent desir l'envahissant tout a coup de revoir bien vite les deux etres qu'elle aimait le plus apres Paul, elle passa toute sa soiree a leur ecrire, pour hater leur arrivee. Ils annoncerent leur retour pour le 20 mai. On etait alors au 7 de ce mois. Elle les attendit avec une impatience grandissante, comme si elle eût eprouve, en dehors meme de son affection filiale, un besoin nouveau de frotter son coeur a des coeurs honnetes, de causer, l'ame ouverte, avec des gens purs, sains de toute infamie, dont la vie, et toutes les actions et toutes les pensees, et tous les desirs avaient toujours ete droits. Ce qu'elle sentait maintenant, c'etait une sorte d'isolement de sa conscience juste au milieu de toutes ces consciences defaillantes; et bien qu'elle eût appris soudain a dissimuler, bien qu'elle accueillit la comtesse, la main tendue et la levre souriante, cette sensation de vide, de mepris pour les hommes, elle la sentait grandir, l'envelopper; et chaque jour les petites nouvelles du pays lui jetaient a l'ame un degoût plus grand, une plus haute mesestime des etres. La fille des Couillard venait d'avoir un enfant et le mariage allait avoir lieu. La servante des Martin, une orpheline, etait grosse; une petite voisine agee de quinze ans etait grosse; une veuve, une pauvre femme boiteuse et sordide, qu'on appelait la Crotte tant sa salete paraissait horrible, etait grosse. a tout moment on apprenait une grossesse nouvelle, ou bien quelque fredaine d'une fille, d'une paysanne mariee et mere de famille ou de quelque riche fermier respecte. Ce printemps ardent semblait remuer les seves chez les hommes comme chez les plantes. Et Jeanne, dont les sens eteints ne s'agitaient plus, dont le coeur meurtri, l'ame sentimentale semblaient seuls remues par les souffles tiedes et feconds, qui revait, exaltee sans desirs, passionnee pour des songes et morte aux besoins charnels, s'etonnait, pleine d'une repugnance qui devenait haineuse, de cette sale bestialite. L'accouplement des etres l'indignait a present comme une chose contre nature; et, si elle en voulait a Gilberte, ce n'etait point de lui avoir pris son mari, mais du fait meme d'etre tombee aussi dans cette fange universelle. Elle n'etait point, celle-la, de la race des rustres chez qui les bas instincts dominent. Comment avait-elle pu s'abandonner de la meme facon que ces brutes? Le jour meme ou devaient arriver ses parents, Julien raviva ses repulsions en lui racontant gaiement, comme une chose toute naturelle et drole, que le boulanger ayant entendu quelque bruit dans son four, la veille, qui n'etait pas jour de cuisson, avait cru y surprendre un chat rodeur et avait trouve sa femme "qui n'enfournait pas du pain". Et il ajoutait: "Le boulanger a bouche l'ouverture; ils ont failli etouffer la-dedans; c'est le petit garcon de la boulangere qui a prevenu les voisins; car il avait vu entrer sa mere avec le forgeron." Et Julien riait, repetant: "Ils nous font manger du pain d'amour, ces facteurs-la. C'est un vrai conte de La Fontaine." Jeanne n'osait plus toucher au pain. Lorsque la chaise de poste s'arreta devant le perron et que la figure heureuse du baron parut a la vitre, ce fut dans l'ame et dans la poitrine de la jeune femme une emotion profonde, un tumultueux elan d'affection comme elle n'en avait jamais ressenti. Mais elle demeura saisie, et presque defaillante, quand elle apercut petite mere. La baronne, en ces six mois d'hiver, avait vieilli de dix ans. Ses joues enormes, flasques, tombantes, s'etaient empourprees, comme gonflees de sang; son oeil semblait eteint; et elle ne remuait plus que soulevee sous les deux bras; sa respiration penible etait devenue sifflante, et si difficile, qu'on eprouvait pres d'elle une sensation de gene douloureuse. Le baron, l'ayant vue chaque jour, n'avait point remarque cette decadence; et, quand elle se plaignait de ses etouffements continus, de son alourdissement grandissant, il repondait: "Mais non, ma chere, je vous ai toujours connue comme ca." Jeanne, apres les avoir accompagnes en leur chambre, se retira dans la sienne pour pleurer, bouleversee, eperdue. Puis, elle alla retrouver son pere, et, se jetant sur son coeur, les yeux pleins de larmes: "Oh! comme mere est changee! Qu'est-ce qu'elle a, dis-moi, qu'est-ce qu'elle a?" Il fut tres surpris, et repondit: "Tu crois? quelle idee? mais non. Moi qui ne l'ai point quittee, je t'assure que je ne la trouve pas mal, elle est comme toujours." Le soir Julien dit a sa femme: "Ta mere file un mauvais coton. Je la crois touchee." Et, comme Jeanne eclatait en sanglots, il s'impatienta. "allons, bon, je ne te dis pas qu'elle soit perdue. Tu es toujours follement exageree. Elle est changee, voila tout, c'est de son age." au bout de huit jours elle n'y songeait plus, accoutumee a la physionomie nouvelle de sa mere, et refoulant peut- etre ses craintes, comme on refoule, comme on rejette toujours, par une sorte d'instinct egoiste, de besoin naturel de tranquillite d'ame, les apprehensions, les soucis menacants. La baronne, impuissante a marcher, ne sortait plus qu'une demi-heure chaque jour. Quand elle avait accompli une seule fois le parcours de "son" allee, elle ne pouvait se mouvoir davantage et demandait a s'asseoir sur "son" banc. Et, quand elle se sentait incapable meme de mener jusqu'au bout sa promenade, elle disait: "arretons-nous; mon hypertrophie me casse les jambes aujourd'hui." Elle ne riait plus guere, souriait seulement aux choses qui l'auraient secouee tout entiere l'annee precedente. Mais comme ses yeux etaient demeures excellents, elle passait des jours a relire Corinne ou Les Meditations de Lamartine; puis elle demandait qu'on lui apportat le tiroir"aux souvenirs". alors ayant vide sur ses genoux les vieilles lettres douces a son coeur, elle posait le tiroir sur une chaise a cote d'elle et remettait dedans, une a une, ses "reliques", apres avoir lentement revu chacune. Et, quand elle etait seule, bien seule, elle en baisait certaines, comme on baise secretement les cheveux des morts qu'on aime. Quelquefois Jeanne, entrant brusquement, la trouvait pleurant, pleurant des larmes tristes. Elle s'ecriait: "Qu'as- tu, petite mere?" Et la baronne, apres un long soupir, repondait: "Ce sont mes reliques qui m'ont fait ca. On remue des choses qui ont ete si bonnes et qui sont finies! Et puis il y a des personnes auxquelles on ne pensait plus guere et qu'on retrouve tout d'un coup. On croit les voir, et les entendre, et ca vous produit un effet epouvantable. Tu connaitras ca, plus tard." Quand le baron survenait en ces instants de melancolie, il murmurait: "Jeanne, ma cherie, si tu m'en crois, brûle tes lettres, toutes tes lettres, celles de ta mere, les miennes, toutes. Il n'y a rien de plus terrible, quand on est vieux, que de remettre le nez dans sa jeunesse." Mais Jeanne aussi gardait sa correspondance, preparait sa "boite aux reliques", obeissant, bien qu'elle differat en tout de sa mere, a une sorte d'instinct hereditaire de sentimentalite reveuse. Le baron, apres quelques jours, eut a s'absenter pour une affaire et il partit. La saison etait magnifique. Les nuits douces, fourmillantes d'astres, succedaient aux calmes soirees, les soirs sereins aux jours radieux, et les jours radieux aux aurores eclatantes. Petite mere se trouva bientot mieux portante; et Jeanne, oubliant les amours de Julien et la perfidie de Gilberte, se sentait presque completement heureuse. Toute la campagne resplendissait du matin au soir, sous le soleil. Jeanne, un apres-midi, prit Paul en ses bras, et s'en alla par les champs. Elle regardait tantot son fils, tantot l'herbe criblee de fleurs le long de la route, s'attendrissant dans une felicite sans bornes. De minute en minute elle baisait l'enfant, le serrait passionnement contre elle; puis, frolee par quelque savoureuse odeur de campagne, elle se sentait defaillante, aneantie dans un bien-etre infini. Puis elle reva d'avenir pour lui. Que serait-il? Tantot elle le voulait grand homme, renomme, puissant. Tantot elle le preferait humble et restant pres d'elle, devoue, tendre, les bras toujours ouverts pour maman. Quand elle l'aimait avec son coeur egoiste de mere, elle desirait qu'il restat son fils, rien que son fils; mais, quand elle l'aimait avec sa raison passionnee, elle ambitionnait qu'il devint quelqu'un par le monde. Elle s'assit au bord d'un fosse, et se mit a le regarder. Il lui semblait qu'elle ne l'avait jamais vu. Et elle s'etonna brusquement a la pensee que ce petit etre serait grand, qu'il marcherait d'un pas ferme, qu'il aurait de la barbe aux joues et parlerait d'une voix sonore. au loin quelqu'un l'appelait. Elle leva la tete. C'etait Marius accourant. Elle pensa qu'une visite l'attendait, et elle se dressa, mecontente d'etre troublee. Mais le gamin arrivait a toutes jambes, et, quand il fut assez pres, il cria: "Madame, c'est madame la Baronne qu'est bien mal." Elle sentit comme une goutte d'eau froide qui lui descendait le long du dos; et elle repartit a grands pas, la tete egaree. Elle apercut, de loin, des gens en tas sous le platane. Elle s'elanca et, le groupe s'etant ouvert, elle vit sa mere etendue par terre, la tete soutenue par deux oreillers. La figure etait toute noire, les yeux fermes, et sa poitrine, qui depuis vingt ans haletait, ne bougeait plus. La nourrice saisit l'enfant dans les bras de la jeune femme, et l'emporta. Jeanne, hagarde, demandait: "Qu'est-il arrive? Comment est-elle tombee? Qu'on aille chercher le medecin." Et, comme elle se retournait, elle apercut le cure, prevenu on ne sait comment. Il offrit ses soins, s'empressa en relevant les manches de sa soutane. Mais le vinaigre, l'eau de Cologne, les frictions demeurerent inefficaces. "Il faudrait la devetir et la coucher", dit le pretre. Le fermier Joseph Couillard se trouvait la ainsi que le pere Simon et Ludivine. aides de l'abbe Picot, ils voulurent emporter la baronne; mais, quand ils la souleverent, la tete s'abattit en arriere, et la robe qu'ils avaient saisie se dechirait, tant sa grosse personne etait pesante et difficile a remuer. alors Jeanne se mit a crier d'horreur. On reposa par terre le corps enorme et mou. Il fallut prendre un fauteuil du salon; et, quand on l'eut assise dedans, on put enfin l'enlever. Pas a pas ils gravirent le perron, puis l'escalier; et, parvenus dans la chambre, la deposerent sur le lit. Comme la cuisiniere n'en finissait pas d'enlever ses vetements, la veuve Dentu se trouva la juste a point, venue soudain, ainsi que le pretre, comme s'ils avaient "senti la mort", selon le mot des domestiques. Joseph Couillard partit a franc etrier pour prevenir le docteur; et comme le pretre se disposait a aller chercher les saintes huiles, la garde lui souffla dans l'oreille: "Ne vous derangez point, monsieur le Cure, je m'y connais, elle a passe." Jeanne, affolee, implorait, ne savait que faire, que tenter, quel remede employer. Le cure, a tout hasard, prononca l'absolution. Pendant deux heures on attendit aupres du corps violet et sans vie. Tombee maintenant a genoux, Jeanne sanglotait, devoree d'angoisse et de douleur. Lorsque la porte s'ouvrit et que le medecin parut il lui sembla voir entrer le salut, la consolation, l'esperance; et elle s'elanca vers lui, balbutiant tout ce qu'elle savait de l'accident: "Elle se promenait comme tous les jours... elle allait bien... tres bien meme... elle avait mange un bouillon et deux oeufs au dejeuner... elle est tombee tout d'un coup... elle est devenue noire comme vous la voyez... et elle n'a plus remue... nous avons essaye de tout pour la ranimer... de tout..." Elle se tut, saisie par un geste discret de la garde au medecin pour signifier que c'etait fini, bien fini. alors, se refusant a comprendre, elle interrogea anxieusement, repetant: "Est-ce grave? croyez-vous que ce soit grave?"Il dit enfin: "J'ai bien peur que ce soit... que ce soit... fini. ayez du courage, un grand courage." Et Jeanne, ouvrant les bras, se jeta sur sa mere. Julien rentrait. Il demeura stupefait, visiblement contrarie, sans cri de douleur ni desespoir apparent, pris a l'improviste trop brusquement pour se faire d'un seul coup le visage et la contenance qu'il fallait. Il murmura: "Je m'y attendais, je sentais bien que c'etait la fin." Puis il tira son mouchoir, s'essuya les yeux, s'agenouilla, se signa, marmotta quelque chose, et, se relevant, voulut aussi relever sa femme. Mais elle tenait a pleins bras le cadavre et le baisait, presque couchee sur lui. Il fallut qu'on l'emportat. Elle semblait folle. au bout d'une heure on la laissa revenir. aucun espoir ne subsistait. L'appartement etait arrange maintenant en chambre mortuaire. Julien et le pretre parlaient bas pres d'une fenetre. La veuve Dentu, assiste dans un fauteuil, d'une facon confortable, en femme habituee aux veilles et qui se sent chez elle dans une maison des que la mort vient d'y entrer, paraissait assoupie deja. La nuit tombait. Le cure s'avanca vers Jeanne, lui prit les mains, l'encouragea, deversant, sur ce coeur inconsolable, l'onde onctueuse des consolations ecclesiastiques. Il parla de la trepassee, la celebra en termes sacerdotaux, et, triste de cette fausse tristesse de pretre pour qui les cadavres sont bienfaisants, il s'offrit a passer la nuit en prieres aupres du corps. Mais Jeanne, a travers ses larmes convulsives, refusa. Elle voulait etre seule, toute seule en cette nuit d'adieux. Julien s'avanca: "Mais ce n'est pas possible, nous resterons tous les deux." Elle faisait "non" de la tete, incapable de parler davantage. Elle put dire enfin: "C'est ma mere, ma mere. Je veux etre seule a la veiller." Le medecin murmura: "Laissez-la faire a sa guise, la garde pourra rester dans la chambre a cote." Le pretre et Julien consentirent, songeant a leur lit. Puis l'abbe Picot s'agenouilla a son tour, pria, se releva et sortit en prononcant: "C'etait une sainte", sur le ton dont il disait: Dominus vobiscum. alors le vicomte, de sa voix ordinaire, demanda: "Vas-tu prendre quelque chose?" Jeanne ne repondit point, ignorant qu'il s'adressait a elle. Il reprit: "Tu ferais peut- etre bien de manger un peu pour te soutenir." Elle repliqua d'un air egare: "Envoie tout de suite chercher papa." Et il sortit pour expedier un cavalier a Rouen. Elle demeura abimee dans une sorte de douleur immobile, comme si elle eût attendu, pour s'abandonner au flot montant des regrets desesperes, l'heure du dernier tete-a-tete. Les ombres avaient envahi la chambre, voilant la morte de tenebres. La veuve Dentu se mit a roder, de son pas leger, cherchant et disposant des objets invisibles avec des mouvements silencieux de garde-malade. Puis elle alluma deux bougies qu'elle posa doucement sur la table de nuit couverte d'une serviette blanche a la tete du lit. Jeanne ne semblait rien voir, rien sentir, rien comprendre. Elle attendait d'etre seule. Julien rentra; il avait dine; et,de nouveau, il demanda: "Tu ne veux rien prendre?" Sa femme fit "non" de la tete. Il s'assit, d'un air resigne plutot que triste, et demeura sans parler. Ils restaient tous trois, eloignes l'un de l'autre, sans un mouvement, sur leurs sieges. Par moments la garde s'endormant ronflait un peu, puis se reveillait brusquement. Julien a la fin se leva, et, s'approchant de Jeanne: "Veux- tu rester seule maintenant?" Elle lui prit la main, dans un elan involontaire: "Oh oui, laissez-moi." Il l'embrassa sur le front, en murmurant: "Je viendrai te voir de temps en temps." Et il sortit avec la veuve Dentu qui roula son fauteuil dans la chambre voisine. Jeanne ferma la porte, puis alla ouvrir toutes grandes les deux fenetres. Elle recut en pleine figure la tiede caresse d'un soir de fenaison. Les foins de la pelouse, fauches la veille, etaient couches sous le clair de lune. Cette douce sensation lui fit mal, la navra comme une ironie. Elle revint aupres du lit, pris une de mes mains inertes et froides et se mit a considerer sa mere. Elle n'etait plus enflee comme au moment de l'attaque; elle semblait dormir a present plus paisiblement qu'elle n'avait jamais fait; et la flamme pale des bougies qu'agitaient des souffles deplacait a tout moment les ombres de son visage, la faisait vivante comme si elle eût remue. Jeanne la regardait avidement; et du fond des lointains de sa petite jeunesse une foule de souvenirs accourait. Elle se rappelait les visites de petite mere au parloir du couvent, la facon dont elle lui tendait le sac de papier plein de gateaux, une multitude de petits details, de petits faits, de petites tendresses, des paroles, des intonations, des gestes familiers, les plis de ses yeux quand elle riait, son grand soupir essouffle quand elle venait de s'asseoir. Et elle restait la, contemplant, se repetant dans une sorte d'hebetement: "Elle est morte"; et toute l'horreur de ce mot lui apparut. Celle couchee la - maman - petite mere - madame adelaide, etait morte? Elle ne remuerait plus, ne parlerait plus, ne rirait plus, ne dinerait plus jamais en face de petit pere; elle ne dirait plus: "Bonjour Jeannette." Elle etait morte! On allait la clouer dans une caisse et l'enfouir, et ce serait fini. On ne la verrait plus. Etait-ce possible? Comment? Elle n'aurait plus sa mere? Cette chere figure si familiere, vue des qu'on a ouvert les yeux, aimee des qu'on a ouvert les bras, ce grand deversoir d'affection, cet etre unique, la mere, plus important pour le coeur que tout le reste des etres, etait disparu. Elle n'avait plus que quelques heures a regarder son visage, ce visage immobile et sans pensee; et puis rien, plus rien, un souvenir. Et elle s'abattit sur les genoux dans une crise horrible de desespoir; et, les mains crispees sur la toile qu'elle tordait, la bouche collee sur le lit, elle cria d'une voix dechirante, etouffee dans les draps et les couvertures: "Oh! maman,ma pauvre maman, maman!" Puis, comme elle se sentait folle, folle ainsi qu'elle avait ete dans cette nuit de fuite a travers la neige, elle se releva et courut a la fenetre pour se rafraichir, boire de l'air nouveau qui n'etait point l'air de cette couche, l'air de cette morte. Les gazons coupes, les arbres, la lande, la mer la-bas, se reposaient dans une paix silencieuse, endormis sous le charme tendre de la lune. un peu de cette douceur calmante penetra Jeanne et elle se mit a pleurer lentement. Puis elle revint aupres du lit et s'assit en reprenant dans sa main la main de petite mere, comme si elle l'eût veillee malade. un gros insecte etait entre, attire par les bougies. Il battait les murs comme une balle, allait d'un bout a l'autre de la chambre. Jeanne, distraite par son vol ronflant, levait les yeux pour le voir; mais elle n'apercevait jamais que son ombre errante sur le blanc du plafond. Puis elle ne l'entendit plus. alors elle remarqua le tic-tac leger de la pendule et un autre petit bruit, ou, plutot, un bruissement presque imperceptible. C'etait la montre de petite mere qui continuait a marcher, oubliee dans la robe jetee sur une chaise aux pieds du lit. Et soudain un vague rapprochement entre cette morte et cette mecanique qui ne s'etait point arretee raviva la douleur aigue au coeur de Jeanne. Elle regarda l'heure. Il etait a peine dix heures et demie; et elle fut prise d'une peur horrible de cette nuit entiere a passer la. D'autres souvenirs lui revenaient: ceux de sa propre vie -Rosalie, Gilberte - les ameres desillusions de son coeur. Tout n'etait donc que misere, chagrin, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. O? trouver un peu de repos et de joie? Dans une autre existence sans doute! Quand l'ame etait delivree de l'epreuve de la terre. L'ame! Elle se mit a rever sur cet insondable mystere, se jetant brusquement en des convictions poetiques que d'autres hypotheses non moins vagues renversaient immediatement. O? donc etait, maintenant, l'ame de sa mere? l'ame de ce corps immobile et glace? Tres loin, peut-etre. Quelque part dans l'espace? Mais ou? Evaporee comme le parfum d'une fleur seche? ou errante comme un invisible oiseau echappe de sa cage? Rappelee a Dieu? ou eparpillee au hasard des creations nouvelles, melee aux germes pres d'eclore? Tres proche peut-etre? Dans cette chambre, autour de cette chair inanimee qu'elle avait quittee! Et brusquement Jeanne crut sentir un souffle l'effleurer, comme le contact d'un esprit. Elle eut peur, une peur atroce, si violente qu'elle n'osait plus remuer, ni respirer, ni se retourner pour regarder derriere elle. Son coeur battait comme dans les epouvantes. Et soudain l'invisible insecte reprit son vol et se remit a heurter les murs en tournoyant. Elle frissonna des pieds a la tete, puis, rassuree tout a coup quand elle eut reconnu le ronflement de la bete ailee, elle se leva, et se retourna. Ses yeux tomberent sur le secretaire aux tetes de sphinx, le meuble aux reliques. Et une idee tendre et singuliere l'envahit; c'etait de lire, en cette derniere veillee, comme elle aurait fait d'un livre pieux, les vieilles lettres cheres a la morte. Il lui sembla qu'elle allait remplir un devoir delicat et sacre, quelque chose de vraiment filial, qui ferait plaisir, dans l'autre monde, a petite mere. C'etait l'ancienne correspondance de son grand'pere et de sa grand'mere, qu'elle n'avait point connus. Elle voulait leur tendre les bras par-dessus le corps de leur fille, aller vers eux en cette nuit funebre comme s'ils eussent souffert aussi, former une sorte de chaine mysterieuse de tendresse entre ceux-la morts autrefois, celle qui venait de disparaitre a son tour, et elle-meme restee encore sur la terre. Elle se leva, abattit la tablette du secretaire et prit dans le tiroir du bas une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficeles avec ordre, et ranges cote a cote. Elle les deposa tous sur le lit, entre les bras de la baronne, par une sorte de raffinement sentimental, et elle se mit a lire. C'etaient ces vieilles epitres qu'on retrouve dans les antiques secretaires de famille, ces epitres qui sentent un autre siecle. La premiere commencait par "Ma cherie". une autre par "Ma belle petite-fille", puis c'etaient "Ma chere petite" - "Ma mignonne" - "Ma fille adoree" puis "Ma chere enfant" - "Ma chere adelaide" - "Ma chere fille", selon qu'elles s'adressaient a la fillette, a la jeune fille et, plus tard, a la jeune femme. Et tout cela etait plein de tendresses passionnees et pueriles, de mille petites choses intimes, de ces grands et simples evenements du foyer, si mesquins pour les indifferents: "Pere a la grippe; la bonne Hortense s'est brûlee au doigt; le chat Croquerat est mort; on a abattu le sapin a droite de la barriere; mere a perdu son livre de messe en revenant de l'eglise, elle pense qu'on le lui a vole." On y parlait aussi de gens inconnus a Jeanne, mais dont elle se rappelait vaguement avoir entendu prononcer le nom, autrefois, dans son enfance. Elle s'attendrissait a ces details qui lui semblaient des revelations; comme si elle fût entree tout a coup dans toute la vie passee, secrete, la vie du coeur de petite mere. Elle regardait le corps gisant; et, brusquement, elle se mit a lire tout haut, a lire pour la morte, comme pour la distraire, la consoler. Et le cadavre immobile semblait heureux. une a une elle rejetait les lettres sur les pieds du lit; et elle pensa qu'il faudrait les mettre dans le cercueil, comme on y depose des fleurs. Elle delia un autre paquet. C'etait une ecriture nouvelle. Elle commenca: "Je ne peux plus me passer de tes caresses. Je t'aime a devenir fou." Rien de plus; pas de nom. Elle retourna le papier sans comprendre. L'adresse portait bien "Madame la baronne Le Perthuis des Vauds". alors elle ouvrit la suivante: "Viens ce soir, des qu'il sera sorti. Nous aurons une heure. Je t'adore."Dans une autre: "J'ai passe une nuit de delire a te desirer vainement. J'avais ton corps dans mes bras, ta bouche sous mes levres, tes yeux sous mes yeux. Et puis je me sentais des rages a me jeter par la fenetre en songeant qu'a cette heure-la tu dormais a son cote, qu'il te possedait a son gre..." Jeanne, interdite, ne comprenait pas. Qu'etait-ce que cela? a qui, pour qui, de qui ces paroles d'amour? Elle continua, retrouvant toujours des declarations eperdues, des rendez-vous avec des recommandations de prudence, puis toujours, a la fin, ces quatre mots: "Surtout brûle cette lettre." Enfin elle ouvrit un billet banal, une simple acceptation a diner, mais de la meme ecriture et signee: "Paul d'Ennemare", celui que le baron appelait, quand il parlait encore de lui: "Mon pauvre vieux Paul", et dont la femme avait ete la meilleure amie de la baronne. alors Jeanne, brusquement, fut effleuree d'un doute qui devint tout de suite une certitude. Sa mere l'avait eu pour amant. Et soudain, la tete eperdue, elle rejeta d'une secousse ces papiers infames, comme elle eût rejete quelque bete venimeuse montee sur elle, et elle courut a la fenetre, et elle se mit a pleurer affreusement avec des cris involontaires qui lui dechiraient la gorge; puis, tout son etre se brisant, elle s'affaissa au pied de la muraille, et, cachant son visage pour qu'on n'entendit point ses gemissements, elle sanglota abimee dans un desespoir insondable. Elle serait restee peut-etre ainsi toute la nuit; mais un bruit de pas dans la piece voisine la fit se redresser d'un bond. C'etait son pere, peut-etre? Et toutes les lettres gisaient sur le lit et sur le plancher. Il lui suffirait d'en ouvrir une? Et il saurait cela! lui! Elle s'elanca, et, saisissant a poignees tous les vieux papiers jaunes, ceux des grands-parents et ceux de l'amant, et ceux qu'elle n'avait point deplies, et ceux qui se trouvaient encore ficeles dans les tiroirs du secretaire, elle les jetait en tas dans la cheminee. Puis elle prit une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et mit le feu a ce monceau de lettres. une grande flamme jaillit qui eclaira la chambre, la couche et le cadavre d'une lueur vive et dansante, dessinant en noir sur le rideau blanc du fond du lit le profil tremblotant du visage rigide et les lignes du corps enorme sous le drap. Quand il n'y eut plus qu'un amas de cendres au fond du foyer, elle retourna s'asseoir aupres de la fenetre ouverte comme si elle n'eût plus ose rester aupres de la morte, et elle se remit a pleurer, la figure dans ses mains, et gemissant d'un ton navre, d'un ton de plainte desolee: "Oh! ma pauvre maman, oh! ma pauvre maman!" Et une atroce reflexion lui vint: Si petite mere n'etait pas morte, par hasard, si elle n'etait qu'endormie d'un sommeil lethargique, si elle allait soudain se lever, parler? - La connaissance de l'affreux secret n'amoindrirait-elle pas son amour filial? L'embrasserait-elle des memes levrespieuses? La cherirait-elle de la meme affection sacree? Non. Ce n'etait pas possible! et cette pensee lui dechira le coeur. La nuit s'effacait; les etoiles palissaient; c'etait l'heure fraiche qui precede le jour. La lune descendue allait s'enfoncer dans la mer qu'elle nacrait sur toute sa surface. Et le souvenir saisit Jeanne de cette nuit passee a la fenetre lors de son arrivee aux Peuples. Comme c'etait loin, comme tout etait change, comme l'avenir lui semblait different. Et voila que le ciel devint rose, d'un rose joyeux, amoureux, charmant. Elle regardait, surprise maintenant comme devant un phenomene, cette radieuse eclosion du jour, se demandant s'il etait possible que, sur cette terre ou se levaient de pareilles aurores, il n'y eût ni joie ni bonheur. un bruit de porte la fit tressaillir. C'etait Julien. Il demanda: "Eh bien? tu n'es pas trop fatiguee?" Elle balbutia "Non", heureuse de n'etre plus seule. "a present, va te reposer", dit-il. Elle embrassa lentement sa mere d'un baiser lent, douloureux et navre; puis elle rentra dans sa chambre. La journee s'ecoula dans ces tristes occupations que reclame un mort. Le baron arriva vers le soir. Il pleura beaucoup. L'enterrement eut lieu le lendemain. apres qu'elle eut, pour la derniere fois, appuye ses levres sur le front glace, qu'elle eut fait la derniere toilette, et vu couler le corps dans le cercueil, Jeanne se retira. Les invites allaient venir.Gilberte arriva la premiere, et se jeta en sanglotant sur le coeur de son amie. On voyait par la fenetre, les voitures tourner a la grille, s'en venant au trot. Et des voix resonnaient dans le grand vestibule. Des femmes en noir entraient peu a peu dans la chambre, des femmes que Jeanne ne connaissait point. La marquise de Coutelier et la vicomtesse de Briseville l'embrasserent. Elle s'apercut tout a coup que tante Lison se glissait derriere elle. Et elle l'etreignit avec tendresse, ce qui fit presque defaillir la vieille fille. Julien entra, en grand noir, elegant, affaire, satisfait de cette affluence. Il parla bas a sa femme pour un conseil qu'il demandait. Il ajouta d'un ton confidentiel: "Toute la noblesse est venue, ce sera tres bien." Et il repartit en saluant gravement les dames. Tante Lison et la comtesse Gilberte resterent seules aupres de Jeanne pendant que s'accomplissait la ceremonie funebre. La comtesse l'embrassait sans cesse en repetant: "Ma pauvre cherie, ma pauvre cherie!" Quand le comte de Fourville revint chercher sa femme, il pleurait lui-meme comme s'il avait perdu sa propre mere.X Les jours furent bien tristes qui suivirent, ces jours mornes dans une maison qui semble vide par l'absence de l'etre familier disparu pour toujours, ces jours cribles de souffrance a chaque rencontre de tout objet que maniait incessamment la morte. D'instant en instant, un souvenir vous tombe sur le coeur et le meurtrit. Voici son fauteuil, son ombrelle restee dans le vestibule, son verre que la bonne n'a point serre! Et dans toutes les chambres on retrouve des choses trainant: ses ciseaux, un gant, le volume dont les feuillets sont uses par ses doigts alourdis, et mille riens qui prennent une signification douloureuse parce qu'ils rappellent mille petits faits. Et sa voix vous poursuit; on croit l'entendre; on voudrait fuir n'importe ou, echapper a la hantise de cette maison. Il faut rester parce que d'autres sont la qui restent et souffrent aussi. Et puis Jeanne demeurait ecrasee sous le souvenir de ce qu'elle avait decouvert. Cette pensee pesait sur elle; son coeur broye ne se guerissait pas. Sa solitude d'a present s'augmentait de ce secret horrible; sa derniere confiance etait tombee avec sa derniere croyance. Pere, au bout de quelque temps, s'en alla, ayant besoin de remuer, de changer d'air, de sortir du noir chagrin ou il s'enfoncait de plus en plus. Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en temps disparaitre un de ses maitres, reprit sa vie calme et reguliere. Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, resta douze jours sans dormir, presque sans manger. Il guerit; mais elle demeura epouvantee par cette idee qu'il pouvait mourir. alors que ferait-elle? que deviendrait- elle? Et tout doucement se glissa dans son coeur le vague besoin d'avoir un autre enfant. Bientot elle en reva, reprise tout entiere par son ancien desir de voir autour d'elle deux petits etres, un garcon et une fille. Et ce fut une obsession. Mais depuis l'affaire de Rosalie elle vivait separee de Julien. un rapprochement semblait meme impossible dans les situations ou ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs; elle le savait; et la seule pensee de subir de nouveau ses caresses la faisait fremir de repugnance. Elle s'y serait pourtant resignee, tant l'envie d'etre encore mere la harcelait; mais elle se demandait comment pourraient recommencer leurs baisers? Elle serait morte d'humiliation plutot que de laisser deviner ses intentions; et il ne paraissait plus songer a elle. Elle y eût renonce peut-etre; mais voila que, chaque nuit, elle se mit a rever d'une fille; et elle la voyait jouant avec Paul sous le platane; et parfois elle sentait une sorte de demangeaison de se lever, et d'aller, sans prononcer un mot, trouver son mari dans sa chambre. Deux fois meme elle se glissa jusqu'a sa porte; puis elle revint vivement, le coeur battant de honte. Le baron etait parti; petite mere etait morte; Jeanne maintenant n'avait plus personne qu'elle pût consulter, a qui elle pût confier ses intimes secrets. alors elle se resolut a aller trouver l'abbe Picot, et a lui dire, sous le sceau de la confession, les difficiles projets qu'elle avait, Elle arriva comme il lisait son breviaire dans son petit jardin plante d'arbres fruitiers. apres avoir cause quelques minutes de choses et d'autres, elle balbutia, en rougissant: "Je voudrais me confesser, monsieur l'abbe." Il demeura stupefait, et releva ses lunettes pour la bien considerer; puis il se mit a rire. "Vous ne devez pourtant pas avoir de gros peches sur la conscience." Elle se troubla tout a fait, et reprit: "Non, mais j'ai un conseil a vous demander, un conseil si... si... si penible que je n'ose pas vous en parler comme ca." Il quitta instantanement son aspect bonhomme et prit son air sacerdotal: "Eh bien, mon enfant, je vous ecouterai dans le confessionnal, allons." Mais elle le retint, hesitante, arretee tout a coup par une sorte de scrupule de parler de ces choses un peu honteuses dans le recueillement d'une eglise vide. "Ou bien, non..., monsieur le cure... je puis... je puis... si vous le voulez... vous dire ici ce qui m'amene. Tenez, nous allons nous asseoir la-bas sous votre petite tonnelle." Ils y allerent a pas lents. Elle cherchait comment s'exprimer, comment debuter. Ils s'assirent. alors, comme si elle se fût confessee, elle commenca: "Mon pere..." puis elle hesita, repeta de nouveau: "Mon pere..." et se tut, tout a fait troublee. Il attendait, les mains croisees sur son ventre. Voyant son embarras, il l'encouragea: "Eh bien, ma fille, on dirait que vous n'osez pas; voyons, prenez courage." Elle se decida, comme un poltron qui se jette au danger: "Mon pere, je voudrais un autre enfant." Il ne repondit rien, ne comprenant pas. alors elle s'expliqua, perdant les mots, effaree. "Je suis seule dans la vie maintenant; mon pere et mon mari ne s'entendent guere; ma mere est morte; et... et..." Elle prononca tout bas en frissonnant...: "L'autre jour j'ai failli perdre mon fils! Que serais-je devenue alors?..." Elle se tut. Le pretre deroute la regardait. "Voyons, arrivez au fait." Elle repeta: "Je voudrais un autre enfant." alors il sourit, habitue aux grosses plaisanteries des paysans qui ne se genaient guere devant lui, et il repondit avec un hochement de tete malin: "Eh bien, il me semble qu'il ne tient qu'a vous." Elle leva vers lui ses yeux candides, puis, begayant de confusion: "Mais... mais... vous comprenez que depuis ce... ce que... ce que vous savez de... de cette bonne... mon mari et moi nous vivons... nous vivons tout a fait separes." accoutume aux promiscuites et aux moeurs sans dignite des campagnes, il fut etonne de cette revelation; puis tout a coup il crut deviner le desir veritable de la jeune femme. Il la regarda de coin, plein de bienveillance et de sympathie pour sa detresse: "Oui, je saisis parfaitement. Je comprends que votre... votre veuvage vous pese. Vous etes jeune, bien portante. Enfin, c'est naturel, trop naturel." Il se remettait a sourire, emporte par sa nature grivoise de pretre campagnard; et il tapotait doucement la main de Jeanne: "Ca vous est permis, bien permis meme par les commandements. - L'oeuvre de chair ne desireras qu'en mariage seulement. - Vous etes mariee, n'est-ce pas? Ce n'est point pour piquer des raves." a son tour elle n'avait pas compris d'abord ses sous- entendus; mais, sitot qu'elle les penetra, elle s'empourpra, toute saisie, avec des larmes aux yeux. "Oh! monsieur le cure, que dites-vous? que pensez-vous? Je vous jure... Je vous jure..." Et les sanglots l'etoufferent. Il fut surpris; et il la consolait: "allons, je n'ai pas voulu vous faire de peine. Je plaisantais un peu; ca n'est pas defendu quand on est honnete. Mais comptez sur moi; vous pouvez compter sur moi. Je verrai M. Julien." Elle ne savait plus que dire. Elle voulait maintenant refuser cette intervention qu'elle craignait maladroite et dangereuse, mais elle n'osait point; et elle se sauva apres avoir balbutie: "Je vous remercie, monsieur le cure." Huit jours se passerent. Elle vivait dans une angoisse d'inquietude. un soir, au diner, Julien la regarda d'une facon singuliere avec un certain pli souriant des levres qu'elle lui connaissait en ses heures de gouaillerie. Il eut meme a son egard une sorte de galanterie imperceptiblement ironique; et comme ils se promenaient ensuite dans la grande avenue de petite mere, il lui dit tout bas dans l'oreille: "Il parait que nous sommes raccommodes." Elle ne repondit rien. Elle regardait par terre une sorte de ligne droite presque invisible a present, l'herbe ayant repousse. C'etait la trace du pied de la baronne qui s'effacait, comme s'efface un souvenir. Et Jeanne se sentait le coeur crispe, noye de tristesse; elle se sentait perdue dans la vie, si loin de tout le monde. Julien reprit: "Moi, je ne demande pas mieux. Je craignais de te deplaire." Le soleil se couchait, l'air etait doux. une envie de pleurer oppressait Jeanne, un de ces besoins d'expansion vers un coeur ami, un besoin d'etreindre, en murmurant ses peines. un sanglot lui montait a la gorge. Elle ouvrit les bras et tomba sur le coeur de Julien. Et elle pleura. Surpris, il la regardait dans les cheveux, ne pouvant voir le visage cache sur sa poitrine. Il pensa qu'elle l'aimait encore et deposa sur son chignon un baiser condescendant. Puis ils rentrerent sans dire un mot. Il la suivit en sa chambre, et passa la nuit avec elle. Et leurs rapports anciens recommencerent. Il les accomplissait comme un devoir qui cependant ne lui deplaisait pas; elle les subissait comme une necessite ecoeurante et penible, avec la resolution de les arreter pour toujours des qu'elle se sentirait enceinte de nouveau. Mais elle remarqua bientot que les caresses de son mari semblaient differentes de jadis. Elles etaient plus raffinees peut-etre, mais moins completes. Il la traitait comme un amant discret, et non plus comme un epoux tranquille. Elle s'etonna, observa, et s'apercut bientot que toutes ses etreintes s'arretaient avant qu'elle pût etre fecondee. alors une nuit, la bouche sur la bouche, elle murmura: "Pourquoi ne te donnes-tu plus a moi tout entier comme autrefois?" Il se mit a ricaner: "Parbleu, pour ne pas t'engrosser." Elle tressaillit: "Pourquoi donc ne veux-tu plus d'enfants?" Il demeura perclus de surprise: "Hein? tu dis? mais tu es folle? un autre enfant? ah! mais non, par exemple! C'est deja trop d'un pour piailler, occuper tout le monde et coûter de l'argent. un autre enfant: merci!" Elle le saisit dans ses bras, le baisa, l'enveloppa d'amour, et, tout bas: "Oh! je t'en supplie, rends-moi mere encore une fois." Mais il se facha comme si elle l'eût blesse: "Ca vraiment, tu perds la tete. Fais-moi grace de tes betises, je te prie." Elle se tut et se promit de le forcer par ruse a lui donner le bonheur qu'elle revait. alors elle essaya de prolonger ses baisers, jouant la comedie d'une ardeur delirante, le liant a elle de ses deux bras crispes en des transports qu'elle simulait. Elle usa de tous les subterfuges; mais il resta maitre de lui; et pas une fois il ne s'oublia. alors, travaillee de plus en plus par son desir acharne, poussee a bout, prete a tout braver, a tout oser, elle retourna chez l'abbe Picot. Il achevait son dejeuner; il etait fort rouge, ayant toujours des palpitations apres ses repas. Des qu'il la vit entrer, il s'ecria: "Eh bien?" desireux de savoir le resultat de ses negociations. Resolue maintenant et sans timidite pudique, elle repondit immediatement: "Mon mari ne veut plus d'enfants." L'abbe se retourna vers elle, interesse tout a fait, pret a fouiller avec une curiosite de pretre dans ces mysteres du lit qui lui rendaient plaisant le confessionnal. Il demanda: "Comment ca?" alors, malgre sa determination, elle se troubla pour expliquer: "Mais il... il... il refuse de me rendre mere." L'abbe comprit, il connaissait ces choses; et il se mit a interroger avec des details precis et minutieux, une gourmandise d'homme qui jeûne. Puis il reflechit quelques instants, et, d'une voix tranquille, comme s'il lui eût parle de la recolte qui venait bien, il lui traca un plan de conduite habile, reglant tous les points: "Vous n'avez qu'un moyen, ma chere enfant, c'est de lui faire accroire que vous etes grosse. Il ne s'observera plus; et vous le deviendrez pour de vrai." Elle rougit jusqu'aux yeux; mais, determinee a tout, elle insista. "Et... et s'il ne me croit pas?" Le cure savait bien les ressources pour conduire et tenir les hommes: "annoncez votre grossesse a tout le monde, dites-la partout; il finira par y croire lui-meme." Puis il ajouta comme pour s'absoudre de ce stratageme: "C'est votre droit, l'Eglise ne tolere les rapports entre homme et femme que dans le but de la procreation." Elle suivit le conseil ruse et, quinze jours plus tard, elle annoncait a Julien qu'elle se croyait grosse. Il eut un sursaut. "Pas possible! ce n'est pas vrai." Elle indiqua aussitot la raison de ses soupcons. Mais il se rassura. "Bah! attends un peu. Tu verras." alors chaque matin, il demanda: "Eh bien?" Et toujours elle repondait: "Non, pas encore. Je serais bien trompee si je n'etais pas enceinte." Il s'inquietait a son tour, furieux et desole, autant que surpris. Il repetait: "Je n'y comprends rien, mais rien. Si je sais comment cela s'est fait! je veux bien etre pendu." au bout d'un mois elle annoncait de tous les cotes la nouvelle sauf a la comtesse Gilberte, par une sorte de pudeur compliquee et delicate. Depuis sa premiere inquietude, Julien ne l'approchait plus; puis il prit, en rageant, son parti, et declara: "En voila un qui n'etait pas demande." Et il recommenca a penetrer dans la chambre de sa femme. Ce qu'avait prevu le pretre se realisa completement. Elle etait grosse. alors, inondee d'une joie delirante, elle ferma sa porte chaque soir, se vouant, dans un elan de reconnaissance vers la vague divinite qu'elle adorait, a une chastete eternelle. Elle se sentait de nouveau presque heureuse, s'etonnant de la promptitude avec laquelle s'etait adoucie sa douleur apres la mort de sa mere. Elle s'etait crue inconsolable; et voila qu'en deux mois a peine cette plaie vive se fermait. Il ne lui restait plus qu'une melancolie attendrie, comme un voile de chagrin jete sur sa vie. aucun evenement ne lui paraissait plus possible. Ses enfants grandiraient, l'aimeraient; elle vieillirait tranquille, contente, sans s'occuper de son mari. Vers la fin du mois de septembre, l'abbe Picot vint faire une visite de ceremonie avec une soutane neuve qui ne portait encore que huit jours de taches; et il presenta son successeur, l'abbe Tolbiac. C'etait un tout jeune pretre maigre, fort petit, a la parole emphatique, et dont les yeux, cercles de noir et caves, indiquaient une ame violente. Le vieux cure etait nomme doyen de Goderville. Jeanne ressentit une vraie tristesse de ce depart. La figure du bonhomme etait liee a tous ses souvenirs de jeune femme. Il l'avait mariee, il avait baptise Paul, et enterre la baronne. Elle ne se figurait pas Etouvent sans la bedaine de l'abbe Picot passant le long des cours des fermes; et elle l'aimait parce qu'il etait joyeux et naturel. Malgre son avancement il ne semblait pas gai. Il disait: "Ca me coûte, ca me coûte, madame la comtesse. Voila dix-huit ans que je suis ici. Oh! la commune rapporte peu et ne vaut point grand-chose. Les hommes n'ont pas plus de religion qu'il ne faut, et les femmes, les femmes, voyez- vous, n'ont guere de conduite. Les filles ne passent a l'eglise pour le mariage qu'apres avoir fait un pelerinage a Notre- Dame du Gros-Ventre, et la fleur d'oranger ne vaut pas cher dans le pays. Tant pis, je l'aimais, moi." Le nouveau cure faisait des gestes d'impatience, et devenait rouge. Il dit brusquement: "avec moi, il faudra que tout cela change." Il avait l'air d'un enfant rageur, tout frele et tout maigre dans sa soutane usee deja, mais propre. L'abbe Picot le regarda de biais, comme il faisait en ses moments de gaiete, et il reprit: "Voyez-vous, l'abbe, pour empecher ces choses-la, il faudrait enchainer vos paroissiens, et encore ca ne servirait a rien." Le petit pretre repondit d'un ton cassant: "Nous verrons bien." Et le vieux cure sourit en humant sa prise: "L'age vous calmera, l'abbe, et l'experience aussi; vous eloignerez de l'eglise vos derniers fideles; et voila tout. Dans ce pays- ci, on est croyant, mais tete de chien: prenez garde. Ma foi, quand je vois entrer au prone une fille qui me parait un peu grasse, je me dis: "C'est un paroissien de plus qu'elle m'amene"; - et je tache de la marier. Vous ne les empecherez pas de fauter, voyez-vous; mais vous pouvez aller trouver le garcon et l'empecher d'abandonner la mere. Mariez-les, l'abbe, mariez-les, ne vous occupez pas d'autre chose." Le nouveau cure repondit avec rudesse: "Nous pensons differemment; il est inutile d'insister." Et l'abbe Picot se remit a regretter son village, la mer qu'il voyait des fenetres du presbytere, les petites vallees en entonnoir ou il allait reciter son breviaire, en regardant au loin passer les bateaux. Et les deux pretres prirent conge. Le vieux embrassa Jeanne, qui faillit pleurer. Huit jours plus tard, l'abbe Tolbiac revint. Il parla des reformes qu'il accomplissait comme aurait pu le faire un prince prenant possession de son royaume. Puis il pria la comtesse de ne point manquer l'office du dimanche, et de communier a toutes les fetes. "Vous et moi, disait-il, nous sommes la tete du pays; nous devons le gouverner et nous montrer toujours comme un exemple a suivre. Il faut que nous soyons unis pour etre puissants et respectes. L'eglise et le chateau se donnant la main, la chaumiere nous craindra et nous obeira." La religion de Jeanne etait toute de sentiment; elle avait cette foi reveuse que garde toujours une femme; et, si elle accomplissait a peu pres ses devoirs, c'etait surtout par habitude gardee du couvent, la philosophie frondeuse du baron ayant depuis longtemps jete bas ses convictions. L'abbe Picot se contentait du peu qu'elle pouvait lui donner et ne la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l'ayant point vue a l'office du precedent dimanche, etait accouru inquiet et severe. Elle ne voulut point rompre avec le presbytere et promit, se reservant de ne se montrer assidue que par complaisance dans les premieres semaines. Mais peu a peu elle prit l'habitude de l'eglise et subit l'influence de ce frele abbe integre et dominateur. Mystique, il lui plaisait par ses exaltations et ses ardeurs. Il faisait vibrer en elle la corde de poesie religieuse que toutes les femmes ont dans l'ame. Son austerite intraitable, son mepris du monde et des sensualites, son degoût des preoccupations humaines, son amour de Dieu, son inexperience juvenile et sauvage, sa parole dure, sa volonte inflexible donnaient a Jeanne l'impression de ce que devaient etre les martyrs; et elle se laissait seduire, elle, cette souffrante deja desabusee, par le fanatisme rigide de cet enfant, ministre du Ciel. Il la menait au Christ consolateur, lui montrant comment les joies pieuses de la religion apaiseraient toutes ses souffrances; et elle s'agenouillait au confessionnal, humiliant, se sentant petite et faible devant ce pretre qui semblait avoir quinze ans. Mais il fut bientot deteste par toute la campagne. D'une inflexible severite pour lui-meme, il se montrait pour les autres d'une implacable intolerance. une chose surtout le soulevait de colere et d'indignation, l'amour. Il en parlait dans ses preches avec emportement, en termes crus, selon l'usage ecclesiastique, jetant sur cet auditoire de rustres des periodes tonnantes contre la concupiscence; et il tremblait de fureur, trepignait, l'esprit hante des images qu'il evoquait dans ses fureurs. Les grands gars et les filles se coulaient des regards sournois a travers l'eglise; et les vieux paysans, qui aiment toujours a plaisanter sur ces choses-la, desapprouvaient l'intolerance du petit cure en retournant a la ferme apres l'office, a cote du fils en blouse bleue et de la fermiere en mante noire. Et toute la contree etait en emoi. On se racontait tout bas ses severites au confessionnal, les penitences severes qu'il infligeait; et, comme il s'obstinait a refuser l'absolution aux filles dont la chastete avait subi des atteintes, la moquerie s'en mela. On riait aux grand- messes des fetes quand on voyait des jeunesses rester a leurs bancs au lieu d'aller communier avec les autres. Bientot il epia les amoureux pour empecher leurs rencontres, comme fait un garde poursuivant les braconniers. Il les chassait le long des fosses, derriere les granges, par les soirs de lune, et dans les touffes de joncs marins sur le versant des petites cotes. une fois il en decouvrit deux qui ne se desunirent pas devant lui; ils se tenaient par la taille, et marchaient en s'embrassant dans un ravin rempli de pierres. L'abbe cria: "Voulez-vous bien finir, manants que vous etes!" Et le gars, s'etant retourne, lui repondit: "Melez-vous d'vos affaires, m'sieu l'cure, celles-la n'vous r'gardent pas." alors l'abbe ramassa des cailloux et les leur jeta comme on fait aux chiens. Ils s'enfuirent en riant tous deux; et le dimanche suivant, il les denonca par leurs noms en pleine eglise. Tous les garcons du pays cesserent d'aller aux offices. Le cure dinait au chateau tous les jeudis, et venait souvent en semaine causer avec sa penitente. Elle s'exaltait comme lui, discutait sur les choses immaterielles, maniait tout l'arsenal antique et complique des controversesreligieuses. Ils se promenaient tous deux le long de la grande allee de la baronne en parlant du Christ et des apotres, et de la Vierge et des Peres de l'Eglise, comme s'ils les eussent connus. Ils s'arretaient parfois pour se poser des questions profondes qui les faisaient divaguer mystiquement, elle, se perdant en des raisonnements poetiques qui montaient au ciel comme des fusees, lui plus precis, arguant comme un avoue monomane qui demontrerait mathematiquement la quadrature du cercle. Julien traitait le nouveau cure avec un grand respect, repetant sans cesse: "Il me va, ce pretre-la, il ne pactise pas." Et il se confessait et communiait a volonte, donnant l'exemple prodigalement. Il allait maintenant presque chaque jour chez les Fourville, chassant avec le mari qui ne pouvait plus se passer de lui, et montant a cheval avec la comtesse, malgre les pluies et les gros temps. Le comte disait: "Ils sont enrages avec leur cheval, mais cela fait du bien a ma femme." Le baron revint vers la mi-novembre. Il etait change, vieilli, eteint, baigne dans une tristesse noire qui avait penetre son esprit. Et tout de suite l'amour qui le liait a sa fille sembla accru comme si ces quelques mois de morne solitude eussent exaspere son besoin d'affection, de confiance et de tendresse. Jeanne ne lui confia point ses idees nouvelles, son intimite avec l'abbe Tolbiac, et son ardeur religieuse; mais, la premiere fois qu'il vit le pretre, il sentit s'eveiller contre luiune inimitie vehemente. Et quand la jeune femme lui demanda, le soir: "Comment le trouves-tu?" il repondit: "Cet homme-la, c'est un inquisiteur! Il doit etre tres dangereux." Puis quand il eut appris par les paysans dont il etait l'ami les severites du jeune pretre, ses violences, cette espece de persecution qu'il exercait contre les lois et les instincts innes, ce fut une haine qui eclata dans son coeur. Il etait, lui, de la race des vieux philosophes adorateurs de la nature, attendri des qu'il voyait deux animaux s'unir, a genoux devant une espece de Dieu pantheiste et herisse devant la conception catholique d'un Dieu a intentions bourgeoises, a coleres jesuitiques et a vengeances de tyran, un Dieu qui lui rapetissait la creation entrevue, fatale, sans limites, toute-puissante, la creation vie, lumiere, terre, pensee, plante, roche, homme, air, bete, etoile, Dieu, insecte en meme temps, creant parce qu'elle est creation, plus forte qu'une volonte, plus vaste qu'un raisonnement, produisant sans but, sans raison et sans fin dans tous les sens et dans toutes les formes a travers l'espace infini, suivant les necessites du hasard et le voisinage des soleils chauffant les mondes. La creation contenait tous les germes, la pensee et la vie se developpant en elle comme des fleurs et des fruits sur les arbres. Pour lui donc, la reproduction etait la grande loi generale, l'acte sacre, respectable, divin, qui accomplit l'obscure et constante volonte de l' tre universel. Et il commenca de ferme en ferme une campagne ardente contre le pretre intolerant, persecuteur de la vie. Jeanne, desolee, priait le Seigneur, implorait son pere; mais il repondait toujours: "Il faut combattre ces hommes- la, c'est notre droit et notre devoir. Ils ne sont pas humains." Il repetait, en secouant ses longs cheveux blancs: "Ils ne sont pas humains; ils ne comprennent rien, rien, rien. Ils agissent dans un reve fatal; ils sont anti- physiques." Et il criait "anti-physiques!" comme s'il eût jete une malediction. Le pretre sentait bien l'ennemi, mais, comme il tenait a rester maitre du chateau et de la jeune femme, il temporisait, sûr de la victoire finale. Puis une idee fixe le hantait; il avait decouvert par hasard les amours de Julien et de Gilberte, et il les voulait interrompre a tout prix. Il s'en vint un jour trouver Jeanne et, apres un long entretien mystique, il lui demanda de s'unir a lui pour combattre, pour tuer le mal dans sa propre famille, pour sauver deux ames en danger. Elle ne comprit pas et voulut savoir. Il repondit: "L'heure n'est pas venue, je vous reverrai bientot." Et il partit brusquement. L'hiver alors touchait a sa fin, un hiver pourri, comme on dit aux champs, humide et tiede. L'abbe revint quelques jours plus tard et parla en termes obscurs d'une de ces liaisons indignes entre gens qui devraient etre irreprochables. Il appartenait, disait-il, a ceux qui avaient connaissance de ces faits, de les arreter par tous les moyens. Puis il entra en des considerations elevees, puis, prenant la main de Jeanne, il l'adjura d'ouvrir les yeux, de comprendre et de l'aider. Elle avait compris, cette fois, mais elle se taisait epouvantee a la pensee de tout ce qui pouvait survenir de penible dans sa maison tranquille a present et elle feignit de ne pas savoir ce que l'abbe voulait dire. alors il n'hesita plus et parla clairement. "C'est un devoir penible que je vais accomplir, madame la comtesse, mais je ne puis faire autrement. Le ministere que je remplis m'ordonne de ne pas vous laisser ignorer ce que vous pouvez empecher. Sachez donc que votre mari entretient une amitie criminelle avec Mme de Fourville." Elle baissa la tete, resignee et sans force. Le pretre reprit: "Que comptez-vous faire, maintenant?" alors elle balbutia: "Que voulez-vous que je fasse, monsieur l'abbe?" Il repondit violemment: "Vous jeter en travers de cette passion coupable." Elle se mit a pleurer; et d'une voix navree: "Mais il m'a deja trompee avec une bonne; mais il ne m'ecoute pas; il ne m'aime plus; il me maltraite sitot que je manifeste un desir qui ne lui convient pas. Que puis-je?" Le cure, sans repondre directement, s'ecria: "alors, vous vous inclinez! Vous vous resignez! Vous consentez! L'adultere est sous votre toit; et vous le tolerez! Le crime s'accomplit sous vos yeux, et vous detournez le regard? Etes-vous une epouse? une chretienne? une mere?" Elle sanglotait: "Que voulez-vous que je fasse?" Il repliqua: "Tout plutot que de permettre cette infamie. Tout, vous dis-je. Quittez-le. Fuyez cette maison souillee." Elle dit: "Mais je n'ai pas d'argent, monsieur l'abbe; et puis je suis sans courage, maintenant; et puis comment partir sans preuves? Je n'en ai meme pas le droit." Le pretre se leva, fremissant: "C'est la lachete qui vous conseille, madame, je vous croyais autre. Vous etes indigne de la misericorde de Dieu!" Elle tomba a ses genoux: "Oh! je vous en prie, ne m'abandonnez pas, conseillez-moi!" Il prononca d'une voix breve: "Ouvrez les yeux de M. de Fourville. C'est a lui qu'il appartient de rompre cette liaison." a cette pensee une epouvante la saisit: "Mais il les tuerait, monsieur l'abbe! Et je commettrais une denonciation! Oh! pas cela, jamais!" alors, il leva la main comme pour la maudire, tout souleve de colere: "Restez dans votre honte et dans votre crime; car vous etes plus coupable qu'eux. Vous etes l'epouse complaisante! Je n'ai plus rien a faire ici." Et il s'en alla, si furieux que tout son corps tremblait. Elle le suivit eperdue, prete a ceder, commencant a promettre. Mais il demeurait vibrant d'indignation, marchant a pas rapides en secouant de rage son grand parapluie bleu presque aussi haut que lui. Il apercut Julien debout pres de la barriere, dirigeant des travaux d'ebranchage; alors il tourna a gauche pour traverser la ferme des Couillard; et il repetait: "Laissez- moi, madame, je n'ai plus rien a vous dire." Juste sur son chemin, au milieu de la cour, un tas d'enfants, ceux de la maison et ceux des voisins attroupes autour de la loge de la chienne Mirza, contemplaient curieusement quelque chose, avec une attention concentree et muette. au milieu d'eux le baron, les mains derriere le dos, regardait aussi avec curiosite. On eût dit un maitre d'ecole. Mais, quand il vit de loin le pretre, il s'en alla pour eviter de le rencontrer, de le saluer, de lui parler. Jeanne disait, suppliante: "Laissez-moi quelques jours, monsieur l'abbe, et revenez au chateau. Je vous raconterai ce que j'aurai pu faire, et ce que j'aurai prepare; et nous aviserons." Ils arrivaient alors aupres du groupe des enfants; et le cure s'approcha pour voir ce qui les interessait ainsi. C'etait la chienne qui mettait bas. Devant sa niche cinq petits grouillaient deja autour de la mere qui les lechait avec tendresse, etendue sur le flanc, tout endolorie. au moment o? le pretre se penchait, la bete crispee s'allongea et un sixieme petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis de joie, se mirent a crier en battant des mains: "En v'la encore un, en v'la encore un!" C'etait un jeu pour eux, un jeu naturel ou rien d'impur n'entrait. Ils contemplaient cette naissance comme ils auraient regarde tomber des pommes. L'abbe Tolbiac demeura d'abord stupefait, puis, saisi d'une fureur irresistible, il leva son grand parapluie et se mit a frapper dans le tas des enfants sur les tetes, de toute sa force. Les galopins effares s'enfuirent a toutes jambes; et il se trouva subitement en face de la chienne en gesine qui s'efforcait de se lever. Mais il ne la laissa pas meme se dresser sur ses pattes, et, la tete perdue, il commenca a l'assommer a tour de bras. Enchainee, elle ne pouvait s'enfuir, et gemissait affreusement en se debattant sous les coups. Il cassa son parapluie. alors, les mains vides, il monta dessus, la pietinant avec frenesie, la pilant, l'ecrasant. Il lui fit mettre au monde un dernier petit qui jaillit sous la pression; et il acheva, d'un talon forcene, le corps saignant qui remuait encore au milieu des nouveau- nes piaulants, aveugles et lourds, cherchant deja les mamelles. Jeanne s'etait sauvee; mais le pretre soudain se sentit pris au cou, un soufflet fit sauter son tricorne; et le baron, exaspere, l'emporta jusqu'a la barriere et le jeta sur la route. Quand M. Le Perthuis se retourna, il apercut sa fille a genoux, sanglotant au milieu des petits chiens et les recueillant dans sa jupe. Il revint vers elle a grands pas, en gesticulant, et il criait: "Le voila, le voila, l'homme en soutane! L'as-tu vu, maintenant?" Les fermiers etaient accourus, tout le monde regardait la bete eventree; et la mere Couillard declara: "C'est-il possible d'etre sauvage comme ca!" Mais Jeanne avait ramasse les sept petits et pretendait les elever. On essaya de leur donner du lait: trois moururent le lendemain. alors le pere Simon courut le pays pour decouvrir une chienne allaitant. Il n'en trouva pas, mais il rapporta une chatte en affirmant qu'elle ferait l'affaire. On tua donc trois autres petits et on confia le dernier a cette nourrice d'une autre race. Elle l'adopta immediatement, et lui tendit sa mamelle en se couchant sur le cote. Pour qu'il n'epuisat point sa mere adoptive, on sevra le chien quinze jours apres, et Jeanne se chargea de le nourrir elle-meme au biberon. Elle l'avait nomme Toto. Le baron changea son nom d'autorite, et le baptisa "Massacre". Le pretre ne revint pas, mais, le dimanche suivant, il lanca du haut de la chaire des imprecations, des maledictions et des menaces contre le chateau, disant qu'il faut porter le fer rouge dans les plaies, anathematisant le baron qui s'en amusa, et marquant d'une allusion voilee, encore timide, les nouvelles amours de Julien. Le vicomte fut exaspere, mais la crainte d'un scandale affreux eteignit sa colere. alors, de prone en prone, le pretre continua l'annonce de sa vengeance, predisant que l'heure de Dieu approchait, que tous ses ennemis seraient frappes. Julien ecrivit a l'archeveque une lettre respectueuse mais energique. L'abbe Tolbiac fut menace d'une disgrace. Il se tut. On le rencontrait maintenant faisant de longues courses solitaires, a pas allonges, avec un air exalte. Gilberte et Julien dans leurs promenades a cheval l'apercevaient a tout moment, parfois au loin comme un point noir au bout d'une plaine ou sur le bord de la falaise, parfois lisant son breviaire dans quelque etroit vallon ou ils allaient entrer. Ils tournaient bride alors pour ne point passer pres de lui. Le printemps etait venu, ravivant leur amour, les jetant chaque jour aux bras l'un de l'autre, tantot ici, tantot la, sous tout abri ou les portaient leurs courses. Comme les feuilles des arbres etaient encore claires, et l'herbe humide, et qu'ils ne pouvaient, ainsi qu'au coeur de l'ete, s'enfoncer dans les taillis des bois, ils avaient adopte le plus souvent, pour cacher leurs etreintes, la cabane ambulante d'un berger, abandonnee depuis l'automne au sommet de la cote de Vaucotte. Elle restait la toute seule, haute sur ses roues, a cinq cents metres de la falaise, juste au point ou commencait la descente rapide du vallon. Ils ne pouvaient etre surpris dedans, car ils dominaient la plaine; et les chevaux attaches aux brancards attendaient qu'ils fussent las de baisers. Mais voila qu'un jour, au moment ou ils quittaient ce refuge, ils apercurent l'abbe Tolbiac assis presque cache dans les joncs marins de la cote. "Il faudra laisser nos chevaux dans le ravin, dit Julien, ils pourraient nous denoncer de loin." Et ils prirent l'habitude d'attacher les betes dans un repli du val plein de broussailles. Puis un soir, comme ils rentraient tous deux a la Vrilletteo? ils devaient diner avec le comte, ils rencontrerent le cure d'Etouvent qui sortait du chateau. Il se rangea pour les laisser passer; et salua sans qu'ils rencontrassent ses yeux. une inquietude les saisit qui se dissipa bientot. Or Jeanne, un apres-midi, lisait aupres du feu par un grand coup de vent (c'etait au commencement de mai), quand elle apercut soudain le comte de Fourville qui s'en venait a pied et si vite qu'elle crut un malheur arrive. Elle descendit vivement pour le recevoir et, quand elle fut en face de lui, elle le pensa devenu fou. Il etait coiffe d'une grosse casquette fourree qu'il ne portait que chez lui, vetu de sa blouse de chasse, et si pale que sa moustache rousse, qui ne tranchait point d'ordinaire sur son teint colore, semblait une flamme. Et ses yeux etaient hagards, roulaient, comme vides de pensee. Il balbutia: "Ma femme est ici, n'est-ce pas?" Jeanne, perdant la tete, repondit: "Mais non, je ne l'ai point vue aujourd'hui." alors il s'assit, comme si ses jambes se fussent brisees, il ota sa coiffure et s'essuya le front avec son mouchoir, plusieurs fois, par un geste machinal; puis se relevant d'une secousse, il s'avanca vers la jeune femme, les deux mains tendues, la bouche ouverte, pret a parler, a lui confier quelque affreuse douleur; puis il s'arreta, la regarda fixement, prononca dans une sorte de delire: "Mais c'est votre mari... vous aussi..." Et il s'enfuit du cote de la mer. Jeanne courut pour l'arreter, l'appelant, l'implorant, le coeur crispe de terreur, pensant: "Il sait tout! que va-t-il faire? Oh! pourvu qu'il ne les trouve point!" Mais elle ne le pouvait atteindre, et il ne l'ecoutait pas. Il allait devant lui sans hesiter, sûr de son but. Il franchit le fosse, puis enjambant les joncs marins a pas de geant, il gagna la falaise. Jeanne, debout sur le talus plante d'arbres, le suivit longtemps des yeux; puis, le perdant de vue, elle rentra, torturee d'angoisse. Il avait tourne vers la droite, et s'etait mis a courir. La mer houleuse roulait ses vagues; les gros nuages tout noirs arrivaient d'une vitesse folle, passaient, suivis par d'autres; et chacun d'eux criblait la cote d'une averse furieuse. Le vent sifflait, geignait, rasait l'herbe, couchait les jeunes recoltes, emportait, pareils a des flocons d'ecume, de grands oiseaux blancs qu'il entrainait au loin dans les terres. Les grains, qui se succedaient, fouettaient le visage du comte, trempaient ses joues et ses moustaches ou l'eau glissait, emplissaient de bruit ses oreilles et son coeur de tumulte. La-bas, devant lui, le val de Vaucotte ouvrait sa gorge profonde. Rien jusque-la qu'une hutte de berger aupres d'un parc a moutons vide. Deux chevaux etaient attaches aux brancards de la maison roulante. - Que pouvait-on craindre par cette tempete? Des qu'il les eut apercus, le comte se coucha contre terre, puis il se traina sur les mains et sur les genoux, semblable a une sorte de monstre avec son grand corps souille de boue et sa coiffure en poil de bete. Il rampa jusqu'a la cabane solitaire et se cacha dessous pour n'etre point decouvert par les fentes des planches. Les chevaux, l'ayant vu, s'agitaient. Il coupa lentement leurs brides avec son couteau qu'il tenait ouvert a la main et une bourrasque etant survenue, les animaux s'enfuirent harceles par la grele qui cinglait le toit penche de la maison de bois, la faisant trembler sur ses roues. Le comte alors, redresse sur les genoux, colla son oeil au bas de la porte, en regardant dedans. Il ne bougeait plus; il semblait attendre. un temps assez long s'ecoula; et tout a coup il se releva, fangeux de la tete aux pieds. avec un geste forcene il poussa le verrou qui fermait l'auvent au-dehors, et, saisissant les brancards, il se mit a secouer cette niche comme s'il eût voulu la briser en pieces. Puis soudain, il s'attela, pliant sa haute taille dans un effort desespere, tirant comme un boeuf, et haletant; et il entraina, vers la pente rapide, la maison voyageuse et ceux qu'elle enfermait. Ils criaient la-dedans, heurtant la cloison du poing, ne comprenant pas ce qui leur arrivait. Lorsqu'il fut en haut de la descente, il lacha la legere demeure qui se mit a rouler sur la cote inclinee. Elle precipitait sa course, emportee follement, allant toujours plus vite, sautant, trebuchant comme une bete, battant la terre de ses brancards. un vieux mendiant, blotti dans un fosse, la vit passer d'un elan sur sa tete; et il entendit des cris affreux pousses dans le coffre de bois. Tout a coup elle perdit une roue arrachee d'un heurt, s'abattit sur le flanc et se remit a devaler comme une boule, comme une maison deracinee degringolerait du sommet d'un mont. Puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en decrivant une courbe, et, tombant au fond, s'y creva comme un oeuf. Des qu'elle se fut brisee sur le sol de pierre, le vieux mendiant, qui l'avait vue passer, descendit a petits pas a travers les ronces; et, mû par une prudence de paysan, n'osant approcher du coffre eventre, il alla jusqu'a la ferme voisine annoncer l'accident. On accourut; on souleva les debris; on apercut deux corps. Ils etaient meurtris, broyes, saignants. L'homme avait le front ouvert et toute la face ecrasee. La machoire de la femme pendait, detachee dans un choc; et leurs membres casses etaient mous comme s'il n'y avait plus d'os sous la chair. On les reconnut cependant; et on se mit a raisonner longuement sur les causes de ce malheur. "Que qui faisaient dans c'te cahute?" dit une femme. alors, le vieux pauvre raconta qu'ils s'etaient apparemment refugies la-dedans pour se mettre a l'abri d'une bourrasque, et que le vent furieux avait dû chavirer et precipiter la cabane. Et il expliquait que lui-meme allait s'y cacher quand il avait vu les chevaux attaches aux brancards, et compris par la que la place etait occupee. Il ajouta d'un air satisfait: "Sans ca, c'est moi qu'j'y passais." une voix dit: "Ca aurait-il pas mieux valu?" alors, le bonhomme se mit dans une colere terrible: "Pourquoi qu'ca aurait mieux valu? Parce qu'je sieus pauvre et qu'i sont riches! Guettez-les, a c't'heure..." Et, tremblant, deguenille, ruisselant d'eau, sordide avec sa barbe melee et ses longs cheveux coulant du chapeau defonce, il montrait les deux cadavres du bout de son baton crochu; et il declara: "J'sommes tous egaux, la- devant." Mais d'autres paysans etaient venus, et regardaient de coin, d'un oeil inquiet, sournois, effraye, egoiste et lache. Puis on delibera sur ce qu'on ferait; et il fut decide, dans l'espoir d'une recompense, que les corps seraient reportes aux chateaux. On attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulte surgit. Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des voitures; les autres etaient d'avis d'y placer des matelas par convenance. La femme qui avait deja parle cria: "Mais y s'ront pleins d'sang, ces matelas, qu'y faudra les r'laver a l'ieau de javelle." alors, un gros fermier a face rejouie repondit: "Y les paieront donc. Plus qu'ca vaudra, plus qu'ca sera cher." L'argument fut decisif. Et les deux carrioles, haut perchees sur des roues sans ressorts, partirent au trot, l'une a droite, l'autre a gauche, secouant et ballottant a chaque cahot des grandes ornieres ces restes d'etres qui s'etaient etreints et qui ne se rencontreraient plus. Le comte, des qu'il avait vu rouler la cabane sur la dure descente, s'etait enfui de toute la vitesse de ses jambes a travers la pluie et les bourrasques. Il courut ainsi pendant plusieurs heures, coupant les routes, sautant les talus, crevant les haies; et il etait rentre chez lui a la tombee du jour, sans savoir comment. Les domestiques effares l'attendaient et lui annoncerent que les deux chevaux venaient de revenir sans cavaliers, celui de Julien ayant suivi l'autre. alors M. de Fourville chancela; et d'une voix entrecoupee: "Il leur sera arrive quelque accident par ce temps affreux. Que tout le monde se mette a leur recherche." Il repartit lui-meme; mais, des qu'il fut hors de vue, il se cacha sous une ronce, guettant la route par ou allait revenir morte, ou mourante, ou peut-etre estropiee, defiguree a jamais, celle qu'il aimait encore d'une passion sauvage. Et bientot, une carriole passa devant lui, qui portait quelque chose d'etrange. Elle s'arreta devant le chateau, puis entra. C'etait cela, oui, c'etait Elle; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une peur horrible de savoir, une epouvante de la verite; et il ne remuait plus, blotti comme un lievre, tressaillant au moindre bruit. Il attendit une heure, deux heures peut-etre. La carriole ne sortait pas. Il se dit que sa femme expirait; et la pensee de la voir, de rencontrer son regard, l'emplit d'une telle horreur, qu'il craignit soudain d'etre decouvert dans sa cachette et force de rentrer pour assister a cette agonie, et qu'il s'enfuit encore jusqu'au milieu des bois. alors, tout a coup, il reflechit qu'elle avait peut-etre besoin de secours, que personne sans doute ne pouvait la soigner; et il revint en courant eperdument. Il rencontra, en rentrant, son jardinier et lui cria: "Eh bien?" L'homme n'osait pas repondre. alors, M. de Fourville hurlant presque: "Est-elle morte?" Et le serviteur balbutia: "Oui, monsieur le comte." Il ressentit un soulagement immense. un calme brusque entra dans son sang et dans ses muscles vibrants; et il monta d'un pas ferme les marches de son grand perron. L'autre carriole avait gagne les Peuples. Jeanne de loin l'apercut, vit le matelas, devina qu'un corps gisait dessus, et comprit tout. Son emotion fut si vive qu'elle s'affaissa sans connaissance. Quand elle reprit ses sens, son pere lui tenait la tete et lui mouillait les tempes de vinaigre. Il demanda en hesitant: "Tu sais?..." Elle murmura: "Oui, pere." Mais, quand elle voulut se lever, elle ne le put tant elle souffrait. Le soir meme elle accoucha d'un enfant mort: d'une fille. Elle ne vit rien de l'enterrement de Julien; elle n'en sut rien. Elle s'apercut seulement au bout d'un jour ou deux que tante Lison etait revenue; et, dans les cauchemars fievreux qui la hantaient, elle cherchait obstinement a se rappeler depuis quand la vieille fille etait repartie des Peuples, a quelle epoque, dans quelles circonstances. Elle n'y pouvait parvenir, meme en ses heures de lucidite, sûre seulement qu'elle l'avait vue apres la mort de petite mere. XI Elle demeura trois mois dans sa chambre, devenue si faible et si pale qu'on la croyait et qu'on la disait perdue. Puis peu a peu elle se ranima. Petit pere et tante Lison ne la quittaient pas, installes tous deux aux Peuples. Elle avait garde de cette secousse une maladie nerveuse; le moindre bruit la faisait defaillir, et elle tombait en de longues syncopes provoquees par les causes les plus insignifiantes. Jamais elle n'avait demande de details sur la mort de Julien. Que lui importait? N'en savait-elle pas assez? Tout le monde croyait a un accident, mais elle ne s'y trompait pas; et elle gardait en son coeur ce secret qui la torturait: la connaissance de l'adultere, et la vision de cette brusque et terrible visite du comte, le jour de la catastrophe. Voila que maintenant son ame etait penetree par des souvenirs attendris, doux et melancoliques, des courtes joies d'amour que lui avait autrefois donnees son mari. Elle tressaillait a tout moment a des reveils inattendus de sa memoire; et elle le revoyait tel qu'il avait ete en ces jours de fiancailles, et tel aussi qu'elle l'avait cheri en ses seules heures de passion ecloses sous le grand soleil de la Corse. Tous les defauts diminuaient, toutes les duretes disparaissaient, les infidelites elles-memes s'attenuaient maintenant dans l'eloignement grandissant du tombeau ferme. Et Jeanne, envahie par une sorte de vague gratitude posthume pour cet homme qui l'avait tenue en ses bras, pardonnait les souffrances passees pour ne songer qu'aux moments heureux. Puis le temps marchant toujours et les mois tombant sur les mois poudrerent d'oubli, comme d'une poussiere accumulee, toutes ses reminiscences et ses douleurs; et elle se donna tout entiere a son fils. Il devint l'idole, l'unique pensee des trois etres reunis autour de lui; et il regnait en despote. une sorte de jalousie se declara meme entre ces trois esclaves qu'il avait, Jeanne regardant nerveusement les grands baisers donnes au baron apres les seances de cheval sur un genou. Et tante Lison negligee par lui comme elle l'avait toujours ete par tout le monde, traitee parfois en bonne par ce maitre qui ne parlait guere encore, s'en allait pleurer dans sa chambre en comparant les insignifiantes caresses mendiees par elle et obtenues a peine aux etreintes qu'il gardait pour sa mere et pour son grand-pere. Deux annees tranquilles, sans aucun evenement, passerent dans la preoccupation incessante de l'enfant. au commencement du troisieme hiver, on decida qu'on irait habiter Rouen jusqu'au printemps; et toute la famille emigra. Mais, en arrivant dans l'ancienne maison abandonnee et humide, Paul eut une bronchite si grave qu'on craignit une pleuresie; et les trois parents eperdus declarerent qu'il ne pouvait se passer de l'air des Peuples. On l'y ramena des qu'il fut gueri. alors commenca une serie d'annees monotones et douces. Toujours ensemble autour du petit, tantot dans sa chambre, tantot dans le grand salon, tantot dans le jardin, ils s'extasiaient sur ses begaiements, sur ses expressions droles, sur ses gestes. Sa mere l'appelait Paulet par calinerie, il ne pouvait articuler ce mot et le prononcait Poulet, ce qui eveillait des rires interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le designait plus autrement. Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des trois parents que le baron appelait "ses trois meres" etait de mesurer sa taille. On avait trace sur le lambris contre la porte du salon une serie de petits traits au canif indiquant de mois en mois sa croissance. Cette echelle, baptisee "echelle de Poulet", tenait une place considerable dans l'existence de tout le monde. Puis un nouvel individu vint jouer un role important dans la famille, le chien "Massacre", neglige par Jeanne preoccupee uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et loge dans un vieux baril devant l'ecurie, il vivait solitaire, toujours a la chaine. Paul un matin le remarqua, et se mit a crier pour aller l'embrasser. On l'y conduisit avec des craintes infinies. Le chien fit fete a l'enfant qui beugla quand on voulut les separer. alors Massacre fut lache et installe dans la maison. Il devint l'inseparable de Paul, l'ami de tous les instants. Ils se roulaient ensemble, dormaient cote a cote sur le tapis. Puis bientot Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus a le quitter. Jeanne se desolait parfois a cause des puces; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part de l'affection du petit, de l'affection volee par cette bete, lui semblait-il, de l'affection qu'elle aurait tant desiree. De rares visites etaient echangees avec les Briseville et les Coutelier. Le maire et le medecin troublaient seuls la solitude du vieux chateau. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les soupcons que lui avait inspires le pretre lors de la mort horrible de la comtesse et de Julien, n'entrait plus a l'eglise, irritee contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres. L'abbe Tolbiac, de temps a autre, anathematisait en des allusions directes le chateau hante par l'Esprit du Mal, l'Esprit d'Eternelle Revolte, l'Esprit d'Erreur et de Mensonge, l'Esprit d'Iniquite, l'Esprit de Corruption et d'Impurete. Il designait ainsi le baron. Son eglise d'ailleurs etait desertee; et, quand il allait le long des champs ou les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans ne s'arretaient pas pour lui parler, ne se detournaient point pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu'il avait chasse le demon d'une femme possedee. Il connaissait, disait-on, des paroles mysterieuses pour ecarter les sorts, qui n'etaient, selon lui, que des especes de farces de Satan. Il imposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait retrouver les objets perdus. Son esprit etroit et fanatique s'adonnait avec passion a l'etude des livres religieux contenant l'histoire des apparitions du Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, ses influences occultes et variees, toutes les ressources qu'il avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appele particulierement a combattre cette Puissance mysterieuse et fatale, il avait appris toutes les formules d'exorcisme indiquees dans les manuels ecclesiastiques. Il croyait sans cesse sentir errer dans l'ombre le Malin Esprit; et la phrase latine revenait a tout moment sur ses levres: Sicut leo rugiens circuit quaerens quem devoret. alors une crainte se repandit, une terreur de sa force cachee. Ses confreres eux-memes, pretres ignorants des campagnes, pour qui Belzebuth est article de foi, qui, troubles par les prescriptions minutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance du mal, en arrivent a confondre la religion avec la magie, consideraient l'abbe Tolbiac comme un peu sorcier; et ils le respectaient autant pour le pouvoir obscur qu'ils lui supposaient que pour l'inattaquable austerite de sa vie. Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas. Cette situation inquietait et desolait tante Lison, qui ne comprenait point, en son ame craintive de vieille fille, qu'on n'allat pas a l'eglise. Elle etait pieuse sans doute, sans doute elle se confessait et communiait; mais personne ne le savait, ne cherchait a le savoir. Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l'ecoutait a peu pres quand elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps du monde; mais, quand elle lui disait qu'il faut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il repondait parfois: "O? qu'il est, tante?" alors elle montrait le ciel avec son doigt: "La-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire. "Elle avait peur du baron. Mais un jour Poulet lui declara: "Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l'eglise." Il avait parle a son grand-pere des revelations mysterieuses de tante. L'enfant prenait dix ans; sa mere semblait en avoir quarante. Il etait fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les lecons l'ennuyant, il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitot arrivait, disant: "Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune." Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C'est a peine si elle se rendait compte qu'il marchait, courait, parlait comme un petit homme; et elle vivait dans une peur constante qu'il ne tombat, qu'il n'eût froid, qu'il n'eût chaud en s'agitant, qu'il ne mangeat trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance. Quand il eut douze ans, une grosse difficulte surgit; celle de la premiere communion. Lise un matin vint trouver Jeanne et lui representa qu'on ne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes les facons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l'opinion des gens qu'ils voyaient. La mere, troublee, indecise, hesitait, affirmant qu'on pouvait attendre encore. Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite a la vicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard: "C'est cette annee sans doute que votre Paul va faire sa premiere communion." Et Jeanne, prise au depourvu, repondit: "Oui, madame." Ce simple mot la decida, et, sans en rien confier a son pere, elle pria Lise de conduire l'enfant au catechisme. Pendant un mois tout alla bien; mais Poulet revint un soir avec la gorge enrouee. Et le lendemain il toussait. Sa mere affolee l'interrogea, et elle apprit que le cure l'avait envoye attendre la fin de la lecon a la porte de l'eglise dans le courant d'air du porche, parce qu'il s'etait mal tenu. Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-meme cet alphabet de la religion. Mais l'abbe Tolbiac, malgre les supplications de Lison, refusa de l'admettre parmi les communiants, comme etant insuffisamment instruit. Il en fut de meme l'an suivant. alors le baron exaspere jura que l'enfant n'avait pas besoin de croire a cette niaiserie, a ce symbole pueril de la transsubstantiation, pour etre un honnete homme; et il fut decide qu'il serait eleve en chretien, mais non pas en catholique pratiquant,et qu'a sa majorite il demeurerait libre de devenir ce qu'il lui plairait. Et Jeanne, quelque temps apres, ayant fait une visite aux Briseville, n'en recut point en retour. Elle s'etonna, connaissant la meticuleuse politesse de ses voisins; mais la marquise de Coutelier lui revela avec hauteur la raison de cette abstention. Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien authentique, et par sa fortune considerable, comme une sorte de reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie reine, parlait en liberte, se montrait gracieuse ou cassante, selon les occasions, admonestait, redressait, felicitait a tout propos. Jeanne donc s'etant presentee chez elle, cette dame, apres quelques paroles glaciales, prononca d'un ton sec: "La societe se divise en deux classes: les gens qui croient en Dieu et ceux qui n'y croient pas. Les uns, meme les plus humbles, sont nos amis, nos egaux; les autres ne sont rien pour nous." Jeanne, sentant l'attaque, repliqua: "Mais ne peut-on croire en Dieu sans frequenter les eglises?" La marquise repondit: "Non, madame; les fideles vont prier Dieu dans son eglise comme on va trouver les hommes en leurs demeures." Jeanne blessee reprit: "Dieu est partout, madame. Quant a moi qui crois, du fond du coeur, a sa bonte, je ne le sens plus present quand certains pretres se trouvent entre lui et moi." La marquise se leva: "Le pretre porte le drapeau de l'Eglise, madame; quiconque ne suit pas le drapeau est contre, lui, et contre nous." Jeanne s'etait levee a son tour, fremissante: "Vous croyez, madame, au Dieu d'un parti. Moi, je crois au Dieu des honnetes gens." Elle salua et sortit. Les paysans aussi la blamaient entre eux de n'avoir point fait faire a Poulet sa premiere communion. Ils n'allaient point aux offices, n'approchaient point des sacrements, ou bien ne les recevaient qu'a Paques selon les prescriptions formelles de l'Eglise; mais pour les mioches, c'etait autre chose; et tous auraient recule devant l'audace d'elever un enfant hors de cette loi commune, parce que la Religion, c'est la Religion. Elle vit bien cette reprobation, et s'indigna en son ame de toutes ces pactisations, de ces arrangements de conscience, de cette universelle peur de tout, de la grande lachete gitee au fond de tous les coeurs, et paree, quand elle se montre, de tant de masques respectables. Le baron prit la direction des etudes de Paul, et le mit au latin. La mere n'avait plus qu'une recommandation: "Surtout ne le fatigue pas", et elle rodait, inquiete, pres de la chambre aux lecons, petit pere lui en ayant interdit l'entree parce qu'elle interrompait a tout instant l'enseignement pour demander: "Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?" Ou bien: "Tu n'as pas mal a la tete, Poulet?" Ou bien pour arreter le maitre: "Ne le fais pas tant parler, tu vas lui fatiguer la gorge." Des que le petit etait libre, il descendait jardiner avec mere et tante. Ils avaient maintenant un grand amour pour la culture de la terre; et tous trois plantaient des jeunes arbres au printemps, semaient des graines dont l'eclosion et la poussee les passionnaient, taillaient des branches, coupaient des fleurs pour faire des bouquets. Le plus grand souci du jeune homme etait la production des salades. Il dirigeait quatre grands carres du potager ou il elevait avec un soin extreme Laitues, Romaines, Chicorees, Barbes-de-capucin, Royales, toutes les especes connues de ces feuilles comestibles. Il bechait, arrosait, sarclait, repiquait, aide de ses deux meres qu'il faisait travailler comme des femmes de journee. On les voyait pendant des heures entieres a genoux dans les plates- bandes, maculant leurs robes et leurs mains occupees a introduire la racine des jeunes plantes en des trous qu'elles creusaient d'un seul doigt pique d'aplomb dans la terre. Poulet devenait grand, il atteignait quinze ans; et l'echelle du salon marquait un metre cinquante-huit. Mais il restait enfant d'esprit, ignorant, niais, etouffe par ces deux jupes et ce vieil homme aimable qui n'etait plus du siecle. un soir enfin le baron parla du college; et Jeanne aussitot se mit a sangloter. Tante Lison effaree se tenait dans un coin sombre. La mere repondait: "Qu'a-t-il besoin de tant savoir. Nous en ferons un homme des champs, un gentilhomme campagnard. Il cultivera des terres comme font beaucoup de nobles. Il vivra et vieillira heureux dans cette maison ou nous aurons vecu avant lui, ou nous mourrons. Que peut-on demander de plus?" Mais le baron hochait la tete. "Que repondras-tu s'il vient te dire, lorsqu'il aura vingt-cinq ans: Je ne suis rien, je ne sais rien par ta faute, par la faute de ton egoisme maternel. Je me sens incapable de travailler, de devenir quelqu'un, et pourtant je n'etais pas fait pour la vie obscure, humble, et triste a mourir, a laquelle ta tendresse imprevoyante m'a condamne." Elle pleurait toujours, implorant son fils. "Dis, Poulet, tu ne me reprocheras jamais de t'avoir trop aime, n'est-ce pas?" Et le grand enfant surpris promettait: "Non, maman. - Tu me le jures? - Oui, maman. - Tu veux rester ici, n'est-ce pas? - Oui, maman." alors le baron parla ferme et haut: "Jeanne, tu n'as pas le droit de disposer de cette vie. Ce que tu fais la est lache et presque criminel; tu sacrifies ton enfant a ton bonheur particulier." Elle cacha sa figure dans ses mains, poussant des sanglots precipites, et elle balbutiait dans ses larmes: "J'ai ete si malheureuse... si malheureuse! Maintenant que je suis tranquille avec lui, on me l'enleve... Qu'est- ce que je deviendrai... toute seule... a present?..." Son pere se leva, vint s'asseoir aupres d'elle, la prit dans ses bras. "Et moi, Jeanne?" Elle le saisit brusquement parle cou, l'embrassa avec violence, puis, toute suffoquee encore, elle articula au milieu d'etranglements: "Oui. Tu as raison... peut-etre... petit pere. J'etais folle, mais j'ai tant souffert. Je veux bien qu'il aille au college." Et, sans trop comprendre ce qu'on allait faire de lui, Poulet, a son tour, se mit a larmoyer. alors ses trois meres l'embrassant, le calinant, l'encouragerent. Et lorsqu'on monta se coucher, tous avaient le coeur serre et tous pleurerent dans leurs lits, meme le baron qui s'etait contenu. Il fut decide qu'a la rentree on mettrait le jeune homme au college du Havre; et il eut, pendant tout l'ete, plus de gateries que jamais. Sa mere gemissait souvent a la pensee de la separation. Elle prepara son trousseau comme s'il allait entreprendre un voyage de dix ans; puis, un matin d'octobre, apres une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron monterent avec lui dans la caleche qui partit au trot des deux chevaux. On avait deja choisi, dans un autre voyage, sa place au dortoir et sa place en classe. Jeanne, aidee de tante Lison, passa tout le jour a ranger les hardes dans la petite commode. Comme le meuble ne contenait pas le quart de ce qu'on avait apporte, elle alla trouver le proviseur pour en obtenir un second. L'econome fut appele; il representa que tant de linges et d'effets ne feraient que gener sans servir jamais; et il refusa, au nom du reglement, de ceder une autre commode. La mere desolee se resolut alors a louer une chambre dans un petit hotel voisin en recommandant a l'hotelier d'aller lui-meme porter a Poulet tout ce dont il aurait besoin, au premier appel de l'enfant. Puis on fit un tour sur la jetee pour regarder sortir et entrer les navires. Le triste soir tomba sur la ville qui s'illuminait peu a peu. On entra pour diner dans un restaurant. aucun d'eux n'avait faim; et ils se regardaient d'un oeil humide pendant que les plats defilaient devant eux et s'en retournaient presque pleins. Puis on se mit en marche lentement vers le college. Des enfants de toutes les tailles arrivaient de tous les cotes, conduits par leurs familles ou par des domestiques. Beaucoup pleuraient. On entendait un bruit de larmes dans la grande cour a peine eclairee. Jeanne et Poulet s'etreignirent longtemps. Tante Lison restait derriere, oubliee tout a fait et la figure dans son mouchoir. Mais le baron, qui s'attendrissait, abregea les adieux en entrainant sa fille. La caleche attendait devant la porte; ils monterent dedans tous trois et s'en retournerent dans la nuit vers les Peuples. Parfois un gros sanglot passait dans l'ombre. Le lendemain Jeanne pleura jusqu'au soir. Le jour suivant elle fit atteler le phaeton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir deja pris son parti de la separation. Pour la premiere fois de sa vie il avait des camarades; et le desir de jouer le faisait fremir sur sa chaise au parloir. Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les recreations, elle demeurait assise au parloir, n'ayant ni la force ni le courage de s'eloigner du college. Le proviseur la fit prier de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle ne tint pas compte de cette recommandation. Il la prevint alors que, si elle continuait a empecher son fils de jouer pendant les heures d'ebats, et de travailler en le troublant sans cesse, on se verrait force de le lui rendre; et le baron fut prevenu par un mot. Elle demeura donc gardee a vue aux Peuples, comme une prisonniere. Elle attendait chaque vacance avec plus d'anxiete que son enfant. Et une inquietude incessante agitait son ame. Elle se mit a roder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des jours entiers, en revassant dans le vide. Parfois elle restait assise durant tout un apres-midi a regarder la mer du haut de la falaise; parfois, elle descendait jusqu'a Yport a travers le bois, refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la poursuivait. Comme c'etait loin, comme c'etait loin, le temps ou elle parcourait ce meme pays, jeune fille, et grise de reves. Chaque fois qu'elle revoyait son fils, il lui semblait qu'ils avaient ete separes pendant dix ans. Il devenait homme de mois en mois; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son pere paraissait son frere, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restee fanee des son age de vingt-cinq ans, avait l'air d'une soeur ainee. Poulet ne travaillait guere; il doubla sa quatrieme. La troisieme alla tant bien que mal; mais il fallut recommencer la seconde; et il se trouva en rhetorique alors qu'il atteignait vingt ans. Il etait devenu un grand garcon blond, avec des favoris deja touffus et une apparence de moustaches. C'etait lui maintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis longtemps des lecons d'equitation, il louait simplement un cheval et faisait la route en deux heures. Des le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le baron qui se courbait peu a peu et marchait ainsi qu'un petit vieux, les mains rejointes derriere son dos comme pour s'empecher de tomber sur le nez. Ils allaient tout doucement le long de la route, s'asseyant parfois sur le fosse, et regardant au loin si on n'apercevait pas encore le cavalier. Des qu'il apparaissait comme un point noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs; et il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s'exalter le grand-pere qui criait "Bravo" dans un enthousiasme d'impotent. Bien que Paul eût la tete de plus que sa mere, elle le traitait toujours comme un marmot, lui demandant encore: "Tu n'as pas froid aux pieds, Poulet?" et, quand il se promenait devant le perron, apres dejeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenetre pour lui crier: "Ne sors pas nu-tete, je t'en prie, tu vas attraper un rhume de cerveau." Et elle fremissait d'inquietude quand il repartait a cheval dans la nuit: "Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent, pense a ta pauvre mere qui serait desesperee s'il t'arrivait quelque chose." Mais voila qu'un samedi matin elle recut une lettre de Paul annoncant qu'il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis avaient organise une partie de plaisir a laquelle il etait invite. Elle fut torturee d'angoisse pendant toute la journee du dimanche comme sous la menace d'un malheur puis, le jeudi, n'y tenant plus, elle partit pour Le Havre. Il lui parut change sans qu'elle se rendit compte en quoi. Il semblait anime, parlait d'une voix plus male. Et soudain il lui dit, comme une chose toute naturelle: "Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd'hui, je n'irai pas aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommencons notre fete." Elle resta toute saisie, suffoquee comme s'il eût annonce qu'il partait pour le Nouveau Monde; puis, quand elle put enfin parler: "Oh! Poulet, qu'as-tu? dis-moi, que se passe- t-il?" Il se mit a rire et l'embrassa: "Mais rien de rien, maman. Je vais m'amuser, avec des amis, c'est de mon age." Elle ne trouva pas un mot a repondre, et, quand elle fut toute seule dans la voiture, des idees singulieres l'assaillirent. Elle ne l'avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pour la premiere fois elle s'apercevait qu'il etait grand, qu'il n'etait plus a elle, qu'il allait vivre de son cote sans s'occuper des vieux. Il lui semblait qu'en un jour il s'etait transforme. Quoi! c'etait son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer des salades, ce fort garcon barbu dont la volonte s'affirmait! Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps en temps, toujours hante d'un desir evident de repartir au plus vite, cherchant chaque soir a gagner une heure. Jeanne s'effrayait, et le baron sans cesse la consolait repetant: "Laisse-le faire; il a vingt ans, ce garcon." Mais, un matin, un vieil homme assez mal vetu demanda en francais d'allemagne: "Matame la vicomtesse." Et, apres beaucoup de saluts ceremonieux, il tira de sa poche un portefeuille sordide en declarant: "Che un betit bapier bour fous", et il tendit, en le depliant, un morceau de papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda: "Qu'est-ce que cela veut dire?" L'homme, obsequieux, expliqua: "Che fe fous tire. Votre fils il afe pesoin d'un peu d'archent, et comme che safais que fous etes une ponne mere, che lui prete quelque betite chose bour son pesoin." Elle tremblait. "Mais pourquoi ne m'en a-t-il pas demande a moi?" Le Juif expliqua longuement qu'il s'agissait d'une dette de jeu devant etre payee le lendemain avant midi, que Paul n'etant pas encore majeur, personne ne lui aurait rien prete et que son "honneur ete gombromise" sans le "betit service obligeant "qu'il avait rendu a ce jeune homme. Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever tant l'emotion la paralysait. Enfin elle dit a l'usurier: "Voulez-vous avoir la complaisance de sonner?" Il hesitait, craignant une ruse. Il balbutia: "Si che fous chene, che refiendrai." Elle remua la tete pour dire non. Elle sonna; et ils attendirent, muets, l'un en face de l'autre. Quand le baron fut arrive, il comprit tout de suite la situation. Le billet etait de quinze cents francs. Il en paya mille en disant a l'homme entre les yeux: "Surtout ne revenez pas." L'autre remercia, salua, et disparut. Le grand-pere et la mere partirent aussitot pour Le Havre; mais en arrivant au college, ils apprirent que depuis un mois Paul n'y etait point venu. Le principal avait recu quatre lettres signees de Jeanne pour annoncer un malaise de son eleve, et ensuite pour donner des nouvelles. Chaque lettre etait accompagnee d'un certificat de medecin; le tout faux, naturellement. Ils furent atterres, et ils restaient la, se regardant. Le principal, desole, les conduisit chez le commissaire de police. Les deux parents coucherent a l'hotel. Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue de la ville. Son grand-pere et sa mere l'emmenerent aux Peuples sans qu'un mot fût echange entre eux tout le long de la route. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la campagne d'un air indifferent. En huit jours on decouvrit que pendant les trois derniers mois il avait fait quinze mille francs de dettes. Les creanciers ne s'etaient point montres d'abord, sachant qu'il serait bientot majeur. aucune explication n'eut lieu. On voulait le reconquerir par la douceur. On lui faisait manger des mets delicats, on le choyait, on le gatait. C'etait au printemps; on lui loua un bateau a Yport, malgre les terreurs de Jeanne, pour qu'il pût faire des promenades en mer. On ne lui laissait point de cheval de crainte qu'il n'allat au Havre. Il demeurait desoeuvre, irritable, parfois brutal. Le baron s'inquietait de ses etudes incompletes. Jeanne, affolee a la pensee d'une separation, se demandait cependant ce qu'on allait faire de lui. un soir il ne rentra pas. On apprit qu'il etait sorti en barque avec deux matelots. Sa mere eperdue descendit nu- tete jusqu'a Yport, dans la nuit. Quelques hommes attendaient sur la plage la rentree de l'embarcation. un petit feu apparut au large; il approchait en se balancant. Paul ne se trouvait plus a bord. Il s'etait fait conduire au Havre. La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La fille qui l'avait cache une premiere fois avait aussi disparu, sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme paye. Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on decouvrit deux lettres de cette creature qui paraissait folle d'amour pour lui. Elle parlait d'un voyage en angleterre, ayant trouve les fonds necessaires, disait-elle. Et les trois habitants du chateau vecurent silencieux et sombres dans l'enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne, gris deja, etaient devenus blancs. Elle se demandait naivement pourquoi la destinee la frappait ainsi. Elle recut une lettre de l'abbe Tolbiac: "Madame, la main de Dieu s'est appesantie sur vous. Vous Lui avez refuse votre enfant; Il vous l'a pris a son tour pour le jeter a une prostituee. N'ouvrirez-vous pas les yeux a cet enseignement du Ciel? La misericorde du Seigneur est infinie. Peut-etre vous pardonnera-t-il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y viendrez frapper." Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C'etait vrai, peut-etre, ce que disait ce pretre. Et toutes les incertitudes religieuses se mirent a dechirer sa conscience. Dieu pouvait-il etre vindicatif et jaloux comme les hommes? mais s'il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne l'adorerait plus. Pour se faire mieux connaitre a nous, sans doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments. Et le doute lache, qui pousse aux eglises les hesitants, les troubles, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, a la nuit tombante, jusqu'au presbytere, et, s'agenouillant aux pieds du maigre abbe, sollicita l'absolution. Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant deverser toutes ses graces sur un toit qui recouvrait un hommecomme le baron: "Vous sentirez bientot, affirma-t-il, les effets de la Divine Mansuetude." Elle recut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils et elle la considera, dans l'affolement de sa peine, comme le debut des soulagements promis par l'abbe. "Ma chere maman, n'aie pas d'inquietude. Je suis a Londres, en bonne sante, mais j'ai grand besoin d'argent. Nous n'avons plus un sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m'accompagne et que j'aime de toute mon ame a depense tout ce qu'elle avait pour ne pas me quitter: cinq mille francs; et tu comprends que je suis engage d'honneur a lui rendre cette somme d'abord. Tu serais donc bien aimable de m'avancer une quinzaine de mille francs sur l'heritage de papa, puisque je vais etre bientot majeur; tu me tireras d'un grand embarras. "adieu, ma chere maman, je t'embrasse de tout mon coeur, ainsi que grand-pere et tante Lison. J'espere te revoir bientot. "Ton fils," Vicomte Paul de LaMaRE." Il lui avait ecrit! Donc il ne l'oubliait pas. Elle ne songea point qu'il demandait de l'argent. On lui en enverrait puisqu'il n'en avait plus. Qu'importait l'argent! Il lui avait ecrit! Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante Lison fut appelee; et on relut, mot a mot, ce papier qui parlait de lui. On en discuta chaque terme. Jeanne, sautant de la complete desesperance a une sorte d'enivrement d'espoir, defendait Paul: "Il reviendra, il va revenir puisqu'il ecrit." Le baron, plus calme, prononca: "C'est egal, il nous a quittes pour cette creature. Il l'aime donc mieux que nous, puisqu'il n'a pas hesite." une douleur subite et epouvantable traversa le coeur de Jeanne; et tout de suite une haine s'alluma en elle contre cette maitresse qui lui volait son fils, une haine inapaisable, sauvage, une haine de mere jalouse. Jusqu'alors toute sa pensee avait ete pour Paul. a peine songeait-elle qu'une drolesse etait la cause de ses egarements. Mais soudain cette reflexion du baron avait evoque cette rivale, lui avait revele sa puissance fatale; et elle sentit qu'entre cette femme et elle une lutte commencait, acharnee, et elle sentait aussi qu'elle aimerait mieux perdre son fils que de le partager avec l'autre. Ils envoyerent les quinze mille francs et ne recurent plus de nouvelles pendant cinq mois. Puis un homme d'affaires se presenta pour regler les details de la succession de Julien. Jeanne et le baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant meme l'usufruit qui revenait a la mere. Et, rentre a Paris, Paul toucha cent vingt mille francs. Il ecrivit alors quatre lettres en six mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de froides protestations de tendresse: "Je travaille, affirmait-il; j'ai trouve une position a la Bourse. J'espere aller vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents." Il ne disait pas un mot de sa maitresse; et ce silence signifiait plus que s'il eût parle d'elle durant quatre pages. Jeanne, dans ces lettres glacees, sentait cette femme, embusquee, implacable, l'ennemie eternelle des meres, la fille. Les trois solitaires discutaient sur ce qu'on pouvait faire pour sauver Paul; et ils ne trouvaient rien. un voyage a Paris? a quoi bon? Le baron disait: "Il faut laisser s'user sa passion. Il nous reviendra tout seul." Et leur vie etait lamentable. Jeanne et Lison allaient ensemble a l'eglise en se cachant du baron. un temps assez long s'ecoula sans nouvelles, puis, un matin, une lettre desesperee les terrifia. "Ma pauvre maman, je suis perdu, je n'ai plus qu'a me brûler la cervelle si tu ne viens pas a mon secours. une speculation qui presentait pour moi toutes les chances de succes vient d'echouer; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C'est le deshonneur si je ne paie pas, la ruine, l'impossibilite de rien faire desormais. Je suis perdu. Je te le repete, je me brûlerai la cervelle plutot que de survivre a cette honte. Je l'aurais peut-etre fait deja sans les encouragements d'une femme dont je ne parle jamais et qui est ma Providence. "Je t'embrasse du fond du coeur, ma chere maman; c'est peut-etre pour toujours. adieu. "Paul." Des liasses de papiers d'affaires joints a cette lettre donnaient des explications detaillees sur le desastre. Le baron repondit poste pour poste qu'on allait aviser. Puis il partit pour Le Havre afin de se renseigner; et il hypothequa des terres pour se procurer de l'argent qui fut envoye a Paul. Le jeune homme repondit trois lettres de remerciements enthousiastes et de tendresses passionnees, annoncant sa venue immediate pour embrasser ses chers parents. Il ne vint pas. une annee entiere s'ecoula. Jeanne et le baron allaient partir pour Paris afin de le trouver et de tenter un dernier effort quand on apprit par un mot qu'il etait a Londres de nouveau, montant une entreprise de paquebots a vapeur, sous la raison sociale" PauL DELaMaRE ET Cie". Il ecrivait: "C'est la fortune assuree pour moi, peut-etre la richesse. Et je ne risque rien. Vous voyez d'ici tous les avantages. Quand je vous reverrai, j'aurai une belle position dans le monde. Il n'y a que les affaires pour se tirer d'embarras aujourd'hui." Trois mois plus tard, la compagnie de paquebots etait mise en faillite et le directeur poursuivi pour irregularites dans les ecritures commerciales. Jeanne eut une crise de nerfs qui dura plusieurs heures; puis elle prit le lit. Le baron repartit au Havre, s'informa, vit des avocats, des hommes d'affaires, des avoues, des huissiers, constata que le deficit de la societe Delamare etait de deux cent trente- cinq mille francs, et il hypothequa de nouveau ses biens. Le chateau des Peuples et les deux fermes furent greves pour une grosse somme. un soir, comme il reglait les dernieres formalites dans le cabinet d'un homme d'affaires, il roula sur le parquet, frappe d'une attaque d'apoplexie. Jeanne fut prevenue par un cavalier. Quand elle arriva, il etait mort. Elle le ramena aux Peuples, tellement aneantie que sa douleur etait plutot de l'engourdissement que du desespoir. L'abbe Tolbiac refusa au corps l'entree de l'eglise, malgre les supplications eperdues des deux femmes. Le baron fut enterre a la nuit tombante, sans ceremonie aucune. Paul connut l'evenement par un des agents liquidateurs de sa faillite. Il etait encore cache en angleterre. Il ecrivit pour s'excuser de n'etre point venu, ayant appris trop tard le malheur. "D'ailleurs, maintenant que tu m'as tire d'affaire, ma chere maman, je rentre en France, et je t'embrasserai bientot." Jeanne vivait dans un tel affaissement d'esprit qu'elle semblait ne plus rien comprendre. Et vers la fin de l'hiver tante Lison, agee alors de soixante- huit ans, eut une bronchite qui degenera en fluxion de poitrine; et elle expira doucement en balbutiant: "Ma pauvre petite Jeanne, je vais demander au bon Dieu qu'il ait pitie de toi." Jeanne la suivit au cimetiere, vit tomber la terre sur le cercueil, et, comme elle s'affaissait avec l'envie au coeur de mourir aussi, de ne plus souffrir, de ne plus penser, une forte paysanne la saisit dans ses bras et l'emporta comme elle eût fait d'un petit enfant. En rentrant au chateau, Jeanne, qui venait de passer cinq nuits au chevet de la vieille fille, se laissa mettre au lit sans resistance par cette campagnarde inconnue qui la maniait avec douceur et autorite; et elle tomba dans un sommeil d'epuisement, accablee de fatigue et de souffrance. Elle s'eveilla vers le milieu de la nuit. une veilleuse brûlait sur la cheminee. une femme dormait dans un fauteuil. Qui etait cette femme? Elle ne la reconnaissait pas, et elle cherchait, s'etant penchee au bord de sa couche, pour bien distinguer ses traits sous la lueur tremblotante de la meche flottant sur l'huile dans un verre de cuisine. Il lui semblait pourtant qu'elle avait vu cette figure. Mais quand? Mais ou? La femme dormait paisiblement, la tete inclinee sur l'epaule, le bonnet tombe par terre. Elle pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans. Elle etait forte, coloree, carree, puissante. Ses larges mains pendaient des deux cotes du siege. Ses cheveux grisonnaient. Jeanne la regardait obstinement dans ce trouble d'esprit du reveil apres le sommeil fievreux qui suit les grands malheurs. Certes elle avait vu ce visage! Etait-ce autrefois? Etait-ce recemment? Elle n'en savait rien, et cette obsession l'agitait, l'enervait. Elle se leva doucement pour regarder de plus pres la dormeuse, et elle s'approcha sur la pointe des pieds. C'etait la femme qui l'avait relevee au cimetiere, puis couchee. Elle se rappelait cela confusement, Mais l'avait-elle rencontree ailleurs, a une autre epoque de sa vie? Ou bien la croyait-elle reconnaitre seulement dans le souvenir obscur de la derniere journee? Et puis comment etait-elle la, dans sa chambre? Pourquoi? La femme souleva sa paupiere, apercut Jeanne et se dressa brusquement. Elles se trouvaient face a face, si pres que leurs poitrines se frolaient. L'inconnue grommela: "Comment! vous v'la d'bout! Vous allez attraper du mal a c't'heure. Voulez-vous bien vous r'coucher!" Jeanne demanda: "Qui etes-vous?" Mais la femme, ouvrant les bras, la saisit, l'enleva de nouveau, et la reporta sur son lit avec la force d'un homme. Et comme elle la reposait doucement sur ses draps, penchee, presque couchee sur Jeanne, elle se mit a pleurer en l'embrassant eperdument sur les joues, dans les cheveux, sur les yeux, lui trempant la figure de ses larmes, et balbutiant: "Ma pauvre maitresse, mam'zelle Jeanne, ma pauvre maitresse, vous ne me reconnaissez donc point?" Et Jeanne s'ecria: "Rosalie, ma fille." Et, lui jetant les deux bras au cou, elle l'etreignit en la baisant; et elles sanglotaient toutes les deux, enlacees etroitement, melant leurs pleurs, ne pouvant plus desserrer leurs bras. Rosalie se calma la premiere: "allons, faut etre sage, dit- elle, et ne pas attraper froid." Et elle ramassa les couvertures, reborda le lit, replaca l'oreiller sous la tete de son ancienne maitresse qui continuait a suffoquer, toute vibrante de vieux souvenirs surgis en son ame. Elle finit par demander: "Comment es-tu revenue, ma pauvre fille?" Rosalie repondit: "Pardi, est-ce que j'allais vous laisser comme ca, toute seule, maintenant!" Jeanne reprit: "allume donc une bougie que je te voie." Et, quand la lumiere fut apportee sur la table de nuit, elles se considererent longtemps sans dire un mot. Puis Jeanne tendant la main a sa vieille bonne murmura: "Je ne t'aurais jamais reconnue, ma fille, tu es bien changee, sais-tu, mais pas tant que moi, encore." Et Rosalie, contemplant cette femme a cheveux blancs, maigre et fanee, qu'elle avait quittee jeune, belle et fraiche, repondit: "Ca c'est vrai que vous etes changee, madame Jeanne, et plus que de raison. Mais songez aussi que v'la vingt-quatre ans que nous nous sommes pas vues." Elles se turent, reflechissant de nouveau. Jeanne, enfin, balbutia: "as-tu ete heureuse au moins?" Et Rosalie, hesitant dans la crainte de reveiller quelque souvenir trop douloureux, begayait: "Mais... oui..., oui..., madame. J'ai pas trop a me plaindre, j'ai ete plus heureuse que vous... pour sûr. Il n'y a qu'une chose qui m'a toujours gate le coeur, c'est de ne pas etre restee ici..." Puis elle se tut brusquement, saisie d'avoir touche a cela sans y songer. Mais Jeanne reprit avec douceur: "Que veux-tu, ma fille, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. Tu es veuve aussi, n'est-ce pas?" Puis une angoisse fit trembler sa voix, et elle continua: "as-tu d'autres... d'autres enfants? - Non, madame. - Et, lui, ton... ton fils, qu'est-ce qu'il est devenu? En es-tu satisfaite? - Oui, madame, c'est un bon gars qui travaille d'attaque. Il s'est marie v'la six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v'la revenue avec vous." Jeanne, tremblant d'emotion, murmura: "alors, tu ne me quitteras plus, ma fille?" Et Rosalie, d'un ton brusque: "Pour sûr, madame, que j'ai pris mes dispositions pour ca." Puis elles ne parlerent pas de quelque temps. Jeanne, malgre elle, se remettait a comparer leurs existences, mais sans amertume au coeur, resignee maintenant aux cruautes injustes du sort. Elle dit: "Ton mari, comment a-t-il ete pour toi? - Oh! c'etait un brave homme, madame, et pas feignant, qui a su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine." alors Jeanne, s'asseyant sur son lit, envahie d'un besoin de savoir: "Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera du bien, aujourd'hui." Et Rosalie, approchant une chaise, s'assit et se mit a parler d'elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus details chers aux gens de campagne, decrivant sa cour, riant parfois de choses anciennes deja qui lui rappelaient de bons moments passes, haussant le ton peu a peu en fermiere habituee a commander. Elle finit par declarer: "Oh! j'ai du bien au soleil, aujourd'hui. Je ne crains rien." Puis elle se troubla encore et reprit plus bas: "C'est a vous que je dois ca tout de meme: aussi vous savez que je n'veux pas de gages. ah! mais non. ah! mais non! Et puis, si vous n' voulez point, je m'en vas." Jeanne reprit: "Tu ne pretends pourtant pas me servir pour rien? - ah! mais que oui, madame. De l'argent! Vous me donneriez de l'argent! Mais j'en ai quasiment autant que vous. Savez-vous seulement c'qui vous reste avec tous vos gribouillis d'hypotheques et d'empruntages, et d'interets qui n'sont pas payes et qui s'augmentent a chaque terme? Savez-vous? non, n'est-ce pas? Eh bien, je vous promets que vous n'avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous regler tout ca, et vite encore." Elle s'etait remise a parler haut, s'emportant, s'indignant de ces interets negliges, de cette ruine menacante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maitresse, elle s'ecria, revoltee: "Il ne faut pas rire de ca, madame, parce que sans argent, il n'y a plus que des manants." Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes; puis elle prononca lentement, toujours poursuivie par la pensee qui l'obsedait: "Oh! moi, je n'ai pas eu de chance. Tout a mal tourne pour moi. La fatalite s'est acharnee sur ma vie." Mais Rosalie hocha la tete: "Faut pas dire ca, madame, faut pas dire ca. Vous avez mal ete mariee, v'la tout. On n'se marie pas comme ca aussi, sans seulement connaitre son pretendu." Et elles continuerent a parler d'elles ainsi qu'auraient fait deux vieilles amies. Le soleil se leva comme elles causaient encore. XII Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses et des gens du chateau. Jeanne, resignee, obeissait passivement. Faible et trainant les jambes comme jadis petite mere, elle sortait au bras de sa servante qui la promenait a pas lents, la sermonnait, la reconfortait avec des paroles brusques et tendres, la traitant comme une enfant malade. Elles causaient toujours d'autrefois, Jeanne avec des larmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions d'interets en souffrance, puis elle exigea qu'on lui livrat les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par honte pour son fils. alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage a Fecamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu'elle connaissait. Puis un soir, apres avoir mis au lit sa maitresse, elle s'assit a son chevet, et brusquement: "Maintenant que vous v'la couchee, madame, nous allons causer." Et elle exposa la situation. Lorsque tout serait regle, il resterait environ sept a huit mille francs de rentes. Rien de plus. Jeanne repondit: "Que veux-tu, ma fille? Je sens bien que je ne ferai pas de vieux os; j'en aurai toujours assez." Mais Rosalie se facha: "Vous, madame, c'est possible; mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors?" Jeanne frissonna. "Je t'en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quand j'y pense. - Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n'etes pas brave, voyez-vous, madame Jeanne. Il fait des betises; eh bien, il n'en fera pas toujours: et puis il se mariera, il aura des enfants. Il faudra de l'argent pour les elever. Ecoutez-moi bien: Vous allez vendre les Peuples!..." Jeanne, d'un sursaut, s'assit dans son lit: "Vendre les Peuples! Y penses-tu? Oh! jamais, par exemple!" Mais Rosalie ne se troubla pas. "Je vous dis que vous les vendrez, moi, madame, parce qu'il le faut." Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements. une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues a un amateur qu'elle avait trouve, on garderait quatre fermes situees a Saint-Leonard, et qui, degrevees de toute hypotheque, constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On mettrait de cote treize cents francs par an pour les reparations et l'entretien des biens; il resterait donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq mille pour les depenses de l'annee; et on en reserverait deux mille pour former une caisse de prevoyance. Elle ajouta: "Tout le reste est mange, c'est fini. Et puis c'est moi qui garderai la clef, vous entendez; et quant a M. Paul, il n'aura plus rien, mais rien; il vous prendrait jusqu'au dernier sou." Jeanne, qui pleurait en silence, murmura: "Mais s'il n'a pas de quoi manger? - Il viendra manger chez nous, donc, s'il a faim. Il y aura toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu'il aurait fait toutes ces betises-la si vous ne lui aviez pas donne un sou du commencement? - Mais il avait des dettes, il aurait ete deshonore. - Quand vous n'aurez plus rien, ca l'empechera-t-il d'en faire? Vous avez paye, c'est bien; mais vous ne paierez plus, c'est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, madame." Et elle s'en alla. Jeanne ne dormit point, bouleversee a la pensee de vendre les Peuples, de s'en aller, de quitter cette maison ou toute sa vie etait attachee. Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle lui dit: "Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me decider a m'eloigner d'ici." Mais la bonne se facha: "Faut que ca soit comme ca pourtant, madame. Le notaire va venir tantot avec celui qui a envie du chateau. Sans ca, dans quatre ans, vous n'auriez plus un radis." Jeanne restait aneantie, repetant: "Je ne pourrai pas; je ne pourrai jamais." une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui demandait encore dix mille francs. Que faire? Eperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras: "Qu'est-ce que je vous disais, madame? ah! vous auriez ete propres tous les deux si je n'etais pas revenue!" Et Jeanne, pliant sous la volonte de sa bonne, repondit au jeune homme: "Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m'as ruinee; je me vois meme forcee de vendre les Peuples. Mais n'oublie point que j'aurai toujours un abri quand tu voudras te refugier aupres de ta vieille mere que tu as bien fait souffrir. "JEaNNE." Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de sucre, elle les recut elle-meme et les invita a tout visiter en detail. un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetait en meme temps une petite maison bourgeoise sise aupres de Goderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau de Batteville. Puis, jusqu'au soir elle se promena toute seule dans l'allee de petite mere, le coeur dechire et l'esprit en detresse, adressant a l'horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, a toutes ces choses si connues qu'elles semblaient entrees dans ses yeux et dans son ame, au bosquet, au talus devant la lande ou elle s'etait si souvent assise, d'ou elle avait vu courir vers la mer le comte de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, a un vieil orme sans tete contre lequel elle s'appuyait souvent, a tout ce jardin familier, des adieux desesperes et sanglotants. Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer a rentrer. un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la salua d'un ton amical comme s'il la connaissait de longtemps. "Bonjour, madame Jeanne, ca va bien? La mere m'a dit de venir pour le demenagement. Je voudrais savoir c'que vous emporterez, vu que je ferai ca de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de la terre." C'etait le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frere de Paul. Il lui sembla que son coeur s'arretait; et pourtant elle aurait voulu embrasser ce garcon. Elle le regardait, cherchant s'il ressemblait a son mari, s'il ressemblait a son fils. Il etait rouge, vigoureux, avec les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mere. Et pourtant il ressemblait a Julien. En quoi? Par quoi? Elle ne le savait pas trop; mais il avait quelque chose de lui dans l'ensemble de la physionomie. Le gars reprit: "Si vous pouviez me montrer ca tout de suite, ca m'obligerait." Mais elle ne savait pas encore ce qu'elle se deciderait a enlever, sa nouvelle maison etant fort petite, et elle le pria de revenir au bout de la semaine. alors son demenagement la preoccupa, apportant une distraction triste dans sa vie morne et sans attentes. Elle allait de piece en piece, cherchant les meubles qui lui rappelaient des evenements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre etre, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attaches des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont ete les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont uses a cote de nous, dont l'etoffe est crevee par places et la doublure dechiree, dont les articulations branlent, dont la couleur s'est effacee. Elle les choisissait un a un, hesitant souvent, troublee comme avant de prendre des determinations capitales, revenant a tout instant sur sa decision, balancant les merites de deux fauteuils ou de quelque vieux secretaire compare a une ancienne table a ouvrage. Elle ouvrait les tiroirs, cherchait a se rappeler des faits; puis, quand elle s'etait bien dit: "Oui, je prendrai ceci", on descendait l'objet dans la salle a manger. Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, ses tapisseries, sa pendule, tout. Elle prit quelques sieges du salon, ceux dont elle avait aime les dessins des sa petite enfance: le renard et la cigogne, le renard et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le heron melancolique. Puis, en rodant par tous les coins de cette demeure qu'elle allait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier. Elle demeura saisie d'etonnement; c'etait un fouillis d'objets de toute nature, les uns brises, les autres salis seulement, les autres montes la on ne sait pourquoi, parce qu'ils ne plaisaient plus, parce qu'ils avaient ete remplaces. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout a coup sans qu'elle y eût songe, des riens qu'elle avait manies, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traine quinze ans a cote d'elle, qu'elle avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui, tout a coup, retrouves la, dans ce grenier, a cote d'autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivee, prenaient une importance soudaine de temoins oublies, d'amis retrouves. Ils lui faisaient l'effet de ces gens qu'on a frequentes longtemps sans qu'ils se soient jamais reveles et qui soudain, un soir, a propos de rien, se mettent a bavarder sans fin, a raconter toute leur ame qu'on ne soupconnait pas. Elle allait de l'un a l'autre avec des secousses au coeur, se disant: "Tiens, c'est moi qui ai fele cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage. - ah! voici la petite lanterne de mere et la canne que petit pere a cassee en voulant ouvrir la barriere dont le bois etait gonfle par la pluie." Il y avait aussi la-dedans beaucoup de choses qu'elle ne connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses grands-parents, ou de ses arriere-grands-parents, de ces choses poudreuses qui ont l'air exilees dans un temps qui n'est plus le leur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne sait l'histoire, les aventures, personne n'ayant vu ceux qui les ont choisies, achetees, possedees, aimees, personne n'ayant connu les mains qui les maniaient familierement et les yeux qui les regardaient avec plaisir. Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la poussiere accumulee; et elle demeurait la au milieu de ces vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits carreaux de verre encastres dans la toiture. Elle examinait minutieusement des chaises a trois pieds, cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une chaufferette defoncee qu'elle croyait reconnaitre et un tas d'ustensiles de menage hors de service. Puis elle fit un lot de ce qu'elle voulait emporter, et, redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne indignee refusait de descendre "ces saletes". Mais Jeanne, qui n'avait cependant plus aucune volonte, tint bon cette fois; et il fallut obeir. un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s'en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie l'accompagna afin de veiller au dechargement et de deposer les meubles aux places qu'ils devaient occuper. Restee seule, Jeanne se mit a errer par les chambres du chateau, saisie d'une crise affreuse de desespoir, embrassant, en des elans d'amour exalte, tout ce qu'elle ne pouvait prendre avec elle, les grands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieux flambeaux, tout ce qu'elle rencontrait. Elle allait d'une piece a l'autre, affolee, les yeux ruisselants de larmes; puis elle sortit pour "dire adieu" a la mer. C'etait vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblait peser sur le monde; les flots tristes et jaunatres s'etendaient a perte de vue. Elle resta longtemps debout sur la falaise, roulant en sa tete des pensees torturantes. Puis, comme la nuit tombait, elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu'en ses plus grands chagrins. Rosalie etait revenue et l'attendait, enchantee de la nouvelle maison, la declarant bien plus gaie que ce grand coffre de batiment qui n'etait seulement pas au bord d'une route. Jeanne pleura toute la soiree. Depuis qu'ils savaient le chateau vendu, les fermiers n'avaient pour elle que bien juste les egards qu'ils lui devaient, l'appelant entre eux "la Folle", sans trop savoir pourquoi, sans doute parce qu'ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa sentimentalite maladive et grandissante, ses revasseries exaltees, tout le desordre de sa pauvre ame secouee par le malheur. La veille de son depart, elle entra, par hasard, dans l'ecurie. un grognement la fit tressaillir. C'etait Massacre auquel elle n'avait plus songe depuis des mois. aveugle et paralytique, parvenu a un age que ces animaux n'atteignent guere, il vivait encore sur un lit de paille, soigne par Lucienne qui ne l'oubliait pas. Elle le prit dans ses bras, l'embrassa, et l'emporta dans la maison. Gros comme une tonne, il se trainait a peine sur ses pattes ecartees et raides, et il aboyait a la facon des chiens de bois qu'on donne aux enfants. Le dernier jour enfin se leva. Jeanne avait couche dans l'ancienne chambre de Julien, la sienne etant demeublee. Elle sortit de son lit, extenuee et haletante, comme si elle eût fait une grande course. La voiture contenant les malles et le reste du mobilier etait deja chargee dans la cour. une autre carriole a deux roues etait attelee derriere, qui devait emporter la maitresse et la bonne. Le pere Simon et Ludivine resteraient seuls jusqu'a l'arrivee du nouveau proprietaire; puis ils se retireraient chez des parents, Jeanne leur ayant constitue une petite rente. Ils avaient des economies d'ailleurs. C'etaient maintenant de tres vieux serviteurs, inutiles et bavards. Marius, ayant pris femme, avait depuis longtemps quitte la maison. Vers huit heures, la pluie se mit a tomber, une pluie fine et glacee que chassait une legere brise de mer. Il fallut tendre des couvertures sur la charrette. Les feuilles s'envolaient deja des arbres. Sur la table de la cuisine, des tasses de cafe au lait fumaient. Jeanne s'assit devant la sienne et la but a petites gorgees, puis, se levant: "allons!" dit-elle. Elle mit son chapeau, son chale, et, pendant que Rosalie la chaussait de caoutchoucs, elle prononca, la gorge serree: "Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommes parties de Rouen pour venir ici..." Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine et s'abattit sur le dos, sans connaissance. Pendant plus d'une heure, elle demeura comme morte; puis elle rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnees d'un debordement de larmes. Quand elle se fut un peu calmee, elle se sentit si faible qu'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d'autres crises si on retardait le depart, alla chercher son fils. Ils la prirent, l'enleverent, l'emporterent, la deposerent dans la carriole, sur le banc de bois garni de cuir cire; et la vieille bonne, montee a cote de Jeanne, enveloppa ses jambes, lui couvrit les epaules d'un gros manteau, puis, tenant ouvert un parapluie au-dessus de sa tete, elle s'ecria: "Vite, Denis, allons-nous-en." Le jeune homme grimpa pres de sa mere, et s'asseyant sur une seule cuisse, faute de place, il lanca au grand trot son cheval dont l'allure saccadee faisait sauter les deux femmes. Quand on tourna au coin du village, on apercut quelqu'un marchant de long en large sur la route, c'etait l'abbe Tolbiac qui semblait guetter ce depart. Il s'arreta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'une main sa soutane relevee par crainte de l'eau du chemin, et ses jambes maigres, vetues de bas noirs, finissaient en d'enormes souliers fangeux. Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard; et Rosalie, qui n'ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait: "Manant, manant!" puis, saisissant la main de son fils: "Fiches-y donc un coup de fouet." Mais le jeune homme, au moment ou il passait contre le pretre, fit tomber brusquement dans l'orniere la roue de sa guimbarde lancee a toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvrit l'ecclesiastique des pieds a la tete. Et Rosalie radieuse se retourna pour lui montrer le poing, pendant que le pretre s'essuyait avec son grand mouchoir. Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'ecria: "Massacre que nous avons oublie!" Il fallut s'arreter, et Denis, descendant, courut chercher le chien, tandis que Rosalie tenait les guides. Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bete informe et pelee qu'il deposa entre les jupes des deux femmes. XIII La voiture s'arreta deux heures plus tard devant une petite maison de briques batie au milieu d'un verger plante de poiriers en quenouilles, sur le bord de la grand-route. Quatre tonnelles en treillage habillees de chevrefeuilles et de clematites formaient les quatre coins de ce jardin dispose par petits carres a legumes que separaient d'etroits chemins bordes d'arbres fruitiers. une haie vive tres elevee entourait de partout cette propriete, qu'un champ separait de la ferme voisine. une forge la precedait de cent pas sur la route. Les autres habitations les plus proches se trouvaient distantes d'un kilometre. La vue alentour s'etendait sur la plaine du pays de Caux, toute parsemee de fermes qu'enveloppaient les quatre doubles lignes de grands arbres enfermant la cour a pommiers. Jeanne, aussitot arrivee, voulait se reposer, mais Rosalie ne le lui permit pas, craignant qu'elle ne se remit a revasser. Le menuisier de Goderville etait la, venu pour l'installation; et on commenca tout de suite l'emmenagement des meubles apportes deja, en attendant la derniere voiture. Ce fut un travail considerable, exigeant de longues reflexions et de grands raisonnements. Puis la charrette au bout d'une heure apparut a la barriere et il fallut la decharger sous la pluie. La maison, quand le soir tomba, etait dans un complet desordre, pleine d'objets empiles au hasard; et Jeanne harassee s'endormit aussitot qu'elle fut au lit. Les jours suivants elle n'eut pas le temps de s'attendrir tant elle se trouva accablee de besogne. Elle prit meme un certain plaisir a faire jolie sa nouvelle demeure, la pensee que son fils y reviendrait la poursuivant sans cesse. Les tapisseries de son ancienne chambre furent tendues dans la salle a manger, qui servait en meme temps de salon; et elle organisa avec un soin particulier une des deux pieces du premier qui prit en sa pensee le nom "d'appartement de Poulet". Elle se reserva la seconde, Rosalie habitant au-dessus, a cote du grenier. La petite maison arrangee avec soin etait gentille et Jeanne s'y plut dans les premiers temps, bien que quelque chose lui manquat dont elle ne se rendait pas bien compte. un matin, le clerc de notaire de Fecamp lui apporta trois mille six cents francs, prix des meubles laisses aux Peuples et estimes par un tapissier. Elle ressentit, en recevant cet argent, un fremissement de plaisir; et, des que l'homme fut parti, elle s'empressa de mettre son chapeau, voulant gagner Goderville au plus vite pour faire tenir a Paul cette somme inesperee. Mais, comme elle se hatait sur la grand-route, elle rencontra Rosalie qui revenait du marche. La bonne eut un soupcon sans deviner tout de suite la verite, puis, quand elle l'eut decouverte, car Jeanne ne lui savait plus rien cacher, elle posa son panier par terre pour se facher tout a son aise. Et elle cria, les poings sur les hanches; puis elle prit sa maitresse du bras droit, son panier du bras gauche, et, toujours furieuse, elle se remit en marche vers la maison. Des qu'elles furent rentrees, la bonne exigea la remise de l'argent. Jeanne le donna en gardant les six cents francs; mais sa ruse fut vite percee par la servante mise en defiance; et elle dut livrer le tout. Rosalie consentit cependant a ce que ce reliquat fût envoye au jeune homme. Il remercia au bout de quelques jours. "Tu m'as rendu un grand service, ma chere maman, car nous etions dans une profonde misere." Jeanne cependant ne s'accoutumait guere a Batteville; il lui semblait sans cesse qu'elle ne respirait plus comme autrefois, qu'elle etait plus seule encore, plus abandonnee, plus perdue. Elle sortait pour faire un tour, gagnait le hameau de Verneuil, revenait par les Trois-Mares, puis une fois rentree, se relevait, prise d'une envie de ressortir comme si elle eût oublie d'aller la justement ou elle devait se rendre, ou elle avait envie de se promener. Et cela, tous les jours, recommencait sans qu'elle comprit la raison de cet etrange besoin. Mais, un soir, une phrase lui vint inconsciemment qui lui revela le secret de ses inquietudes. Elle dit, en s'asseyant, pour diner: "Oh!comme j'ai envie de voir la mer!" Ce qui lui manquait si fort, c'etait la mer, sa grande voisine depuis vingt-cinq ans, la mer avec son air sale, ses coleres, sa voix grondeuse, ses souffles puissants, la mer que chaque matin elle voyait de sa fenetre des Peuples, qu'elle respirait jour et nuit, qu'elle sentait pres d'elle, qu'elle s'etait mise a aimer comme une personne sans s'en douter. Massacre vivait egalement dans une extreme agitation. Il s'etait installe, des le soir de son arrivee, dans le bas du buffet de la cuisine, sans qu'il fût possible de l'en deloger. Il restait la tout le jour, presque immobile, se retournant seulement de temps en temps avec un grognement sourd. Mais, aussitot que venait la nuit, il se levait et se trainait vers la porte du jardin, en heurtant les murs. Puis, quand il avait passe dehors les quelques minutes qu'il lui fallait, il rentrait, s'asseyait sur son derriere devant le fourneau encore chaud, et, des que ses deux maitresses etaient parties se coucher, il se mettait a hurler. Il hurlait ainsi toute la nuit, d'une voix plaintive et lamentable, s'arretant parfois une heure pour reprendre sur un ton plus dechirant encore. On l'attacha devant la maison dans un baril. Il hurla sous les fenetres. Puis, comme il etait infirme et bien pres de mourir, on le remit a la cuisine. Le sommeil devenait impossible pour Jeanne qui entendait le vieil animal gemir et gratter sans cesse, cherchant a se reconnaitre dans cette maison nouvelle, comprenant bien qu'il n'etait plus chez lui. Rien ne le pouvait calmer. assoupi le long du jour, comme si ses yeux eteints, la conscience de son infirmite, l'eussent empeche de se mouvoir, alors que tous les etres vivent et s'agitent, il se mettait a roder sans repos des que tombait le soir, comme s'il n'eût plus ose vivre et remuer que dans les tenebres, qui font tous les etres aveugles. On le trouva mort un matin. Ce fut un grand soulagement. L'hiver s'avancait; et Jeanne se sentait envahie par une invincible desesperance. Ce n'etait pas une de ces douleurs aigues qui semblent tordre l'ame, mais une morne et lugubre tristesse. aucune distraction ne la reveillait. Personne ne s'occupait d'elle. La grand-route devant sa porte se deroulait a droite et a gauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passait au trot, conduit par un homme a figure rouge dont la blouse, gonflee au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu; parfois c'etait une charrette lente, ou bien on voyait venir de loin deux paysans, l'homme et la femme, tout petits a l'horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient depasse la maison, rediminuant, devenant gros comme deux insectes, la-bas, tout au bout de la ligne blanche qui s'allongeait a perte de vue, montant et descendant selon les molles ondulations du sol. Quand l'herbe se remit a pousser, une fillette en jupe courte passait tous les matins devant la barriere, conduisant deux vaches maigres qui broutaient le long des fosses de la route. Elle revenait le soir, de la meme allure endormie, faisant un pas toutes les dix minutes derriere ses betes. Jeanne, chaque nuit, revait qu'elle habitait encore les Peuples. Elle s'y retrouvait comme autrefois avec pere et petite mere, et parfois meme avec tante Lison. Elle refaisait des choses oubliees et finies, s'imaginait soutenir Mme adelaide voyageant dans son allee. Et chaque reveil etait suivi de larmes. Elle pensait toujours a Paul, se demandant: "Que fait-il? Comment est-il maintenant? Songe-t-il a moi quelquefois?" En se promenant lentement dans les chemins creux entre les fermes, elle roulait dans sa tete toutes ces idees qui la martyrisaient; mais elle souffrait surtout d'une jalousie inapaisable contre cette femme inconnue qui lui avait ravi son fils. Cette haine seule la retenait, l'empechait d'agir, d'aller le chercher, de penetrer chez lui. Il lui semblait voir la maitresse debout sur la porte et demandant: "Que voulez-vous ici, madame?" Sa fierte de mere se revoltait de la possibilite de cette rencontre; et son orgueil hautain de femme toujours pure, sans defaillances et sans tache, l'exasperait de plus en plus contre toutes ces lachetes de l'homme asservi par les sales pratiques de l'amour charnel qui rend laches les coeurs eux-memes. L'humanite lui semblait immonde quand elle songeait a tous les secrets malpropres des sens, aux caresses qui avilissent, a tous les mysteres devines des accouplements indissolubles. Le printemps et l'ete passerent encore. Mais quand l'automne revint avec les longues pluies, le ciel grisatre, les nuages sombres, une telle lassitude de vivre ainsi la saisit, qu'elle se resolut a tenter un grand effort pour reprendre son Poulet. La passion du jeune homme devait etre usee a present. Elle lui ecrivit une lettre eploree. "Mon cher enfant, je viens te supplier de revenir aupres de moi. Songe donc que je suis vieille et malade, toute seule, toute l'annee, avec une bonne. J'habite maintenant une petite maison aupres de la route. C'est bien triste. Mais si tu etais la tout changerait pour moi. Je n'ai que toi au monde et je ne t'ai pas vu depuis sept ans! Tu ne sauras jamais comme j'ai ete malheureuse et combien j'avais repose mon coeur sur toi. Tu etais ma vie, mon reve, mon seul espoir, mon seul amour, et tu me manques, et tu m'as abandonnee. "Oh! reviens, mon petit Poulet, reviens m'embrasser, reviens aupres de ta vieille mere qui te tend des bras desesperes. "JEaNNE." Il repondit quelques jours plus tard. "Ma chere maman, je ne demanderais pas mieux que d'aller te voir, mais je n'ai pas le sou. Envoie-moi quelque argent et je viendrai. J'avais du reste l'intention d'aller te trouver pour te parler d'un projet qui me permettrait de faire ce que tu me demandes. "Le desinteressement et l'affection de celle qui a ete ma compagne dans les vilains jours que je traverse, demeurent sans limites a mon egard. Il n'est pas possible que je reste plus longtemps sans reconnaitre publiquement son amour et son devouement si fideles. Elle a du reste de tres bonnes manieres que tu pourras apprecier. Et elle est tres instruite, elle lit beaucoup. Enfin, tu ne te fais pas l'idee de ce qu'elle a toujours ete pour moi. Je serais une brute, si je ne lui temoignais pas ma reconnaissance. Je viens donc te demander l'autorisation de l'epouser. Tu me pardonnerais mes escapades et nous habiterions tous ensemble dans ta nouvelle maison. "Si tu la connaissais, tu m'accorderais tout de suite ton consentement. Je t'assure qu'elle est parfaite, et tres distinguee. Tu l'aimerais, j'en suis certain. Quant a moi, je ne pourrais pas vivre sans elle. "J'attends ta reponse avec impatience, ma chere maman, et nous t'embrassons de tout coeur. "Ton fils. "Vicomte PauL DE LaMaRE." Jeanne fut atterree. Elle demeurait immobile, la lettre sur les genoux, devinant la ruse de cette fille qui avait sans cesse retenu son fils, qui ne l'avait pas laisse venir une seule fois, attendant son heure, l'heure ou la vieille mere desesperee, ne pouvant plus resister au desir d'etreindre son enfant, faiblirait, accorderait tout. Et la grosse douleur de cette preference obstinee de Paul pour cette creature dechirait son coeur. Elle repetait: "Il ne m'aime pas. Il ne m'aime pas." Rosalie entra. Jeanne balbutia: "Il veut l'epouser maintenant." La bonne eut un sursaut: "Oh! madame, vous ne permettrez pas ca. M. Paul ne va pas ramasser cette trainee." Et Jeanne accablee, mais revoltee, repondit: "Ca, jamais, ma fille. Et, puisqu'il ne veut pas venir, je vais aller le trouver, moi, et nous verrons laquelle de nous deux l'emportera." Et elle ecrivit tout de suite a Paul pour annoncer son arrivee, et pour le voir autre part que dans le logis habite par cette gueuse. Puis, en attendant une reponse, elle fit ses preparatifs. Rosalie commenca a empiler dans une vieille malle le linge et les effets de sa maitresse. Mais comme elle pliait une robe, une ancienne robe de campagne, elle s'ecria: "Vous n'avez seulement rien a vous mettre sur le dos. Je ne vous permettrai pas d'aller comme ca. Vous feriez honte a tout le monde; et les dames de Paris vous regarderaient comme une servante." Jeanne la laissa faire. Et les deux femmes se rendirent ensemble a Goderville pour choisir une etoffe a carreaux verts qui fut confiee a la couturiere du bourg. Puis elles entrerent chez le notaire maitre Roussel, qui faisait chaque annee un voyage d'une quinzaine dans la capitale, afin d'obtenir de lui des renseignements. Car Jeanne depuis vingt-huit ans n'avait pas revu Paris. Il fit des recommandations nombreuses sur la maniere d'eviter les voitures, sur les procedes pour n'etre pas vole, conseillant de coudre l'argent dans la doublure des vetements et de ne garder dans la poche que l'indispensable; il parla longuement des restaurants a prix moyens dont il designa deux ou trois frequentes par des femmes; et il indiqua l'hotel de Normandie ou il descendait lui-meme, aupres de la gare du chemin de fer. On pouvait s'y presenter de sa part. Depuis six ans, ces chemins de fer dont on parlait partout fonctionnaient entre Paris et Le Havre. Mais Jeanne, obsedee de chagrin, n'avait pas encore vu ces voitures a vapeur qui revolutionnaient tout le pays. Cependant Paul ne repondait pas. Elle attendit huit jours, puis quinze jours, allant chaque matin sur la route au-devant du facteur qu'elle abordait en fremissant: "Vous n'avez rien pour moi, pere Malandain?" Et l'homme repondait toujours de sa voix enrouee par les intemperies des saisons: "Encore rien c'te fois, ma bonne dame." C'etait cette femme assurement qui empechait Paul de repondre! Jeanne alors resolut de partir tout de suite. Elle voulait prendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pour ne pas augmenter les frais de voyage. Elle ne permit pas d'ailleurs a sa maitresse d'emporter plus de trois cents francs: "S'il vous en faut d'autres, vous m'ecrirez donc, et j'irai chez le notaire pour qu'il vous fasse parvenir ca. Si je vous en donne plus, c'est M. Paul qui l'empochera." Et, un matin de decembre, elles monterent dans la carriole de Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire a la gare, Rosalie faisant jusque-la la conduite a sa maitresse. Elles prirent d'abord des renseignements sur le prix des billets, puis, quand tout fut regle et la malle enregistree, elles attendirent devant ces lignes de fer, cherchant a comprendre comment manoeuvrait cette chose, si preoccupees de ce mystere qu'elles ne pensaient plus aux tristes raisons du voyage. Enfin, un sifflement lointain leur fit tourner la tete, et elles apercurent une machine noire qui grandissait. Cela arriva avec un bruit terrible, passa devant elles en trainant une longue chaine de petites maisons roulantes; et un employe ayant ouvert une porte, Jeanne embrassa Rosalie en pleurant et monta dans une de ces cases. Rosalie, emue, criait: "au revoir, madame; bon voyage, a bientot! - au revoir, ma fille." un coup de sifflet partit encore, et tout le chapelet de voitures se remit a rouler doucement d'abord, puis plus vite, puis avec une rapidite effrayante. Dans le compartiment ou se trouvait Jeanne, deux messieurs dormaient adosses a deux coins. Elle regardait passer les campagnes, les arbres, les fermes, les villages, effaree de cette vitesse, se sentant prise dans une vie nouvelle, emportee dans un monde nouveau qui n'etait plus le sien, celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone. Le soir venait, lorsque le train entra dans Paris. un commissionnaire prit la malle de Jeanne; et elle le suivit effaree, bousculee, inhabile a passer dans la foule remuante, courant presque derriere l'homme dans la crainte de le perdre de vue. Quand elle fut dans le bureau de l'hotel, elle s'empressa d'annoncer: "Je vous suis recommandee par M. Roussel." La patronne, une enorme femme serieuse, assise a son bureau, demanda: "Qui ca, M. Roussel?" Jeanne interdite reprit: "Mais le notaire de Goderville, qui descend chez vous tous les ans." La grosse dame declara: "C'est possible. Je ne le connais pas. Vous voulez une chambre? - Oui, madame." Et un garcon, prenant son bagage, monta l'escalier devant elle. Elle se sentait le coeur serre. Elle s'assit devant une petite table et demanda qu'on lui montat un bouillon avec une aile de poulet. Elle n'avait rien pris depuis l'aurore. Elle mangea tristement a la lueur d'une bougie, songeant a mille choses, se rappelant son passage en cette meme ville au retour de son voyage de noces, les premiers signes du caractere de Julien, apparus lors de ce sejour a Paris. Mais elle etait jeune alors, et confiante et vaillante. Maintenant, elle se sentait vieille, embarrassee, craintive meme, faible et troublee pour un rien. Quand elle eut fini son repas, elle se mit a la fenetre et regarda la rue pleine de monde. Elle avait envie de sortir, et n'osait point. Elle allait infailliblement se perdre, pensait-elle. Elle se coucha; et souffla sa lumiere. Mais le bruit, cette sensation d'une ville inconnue, et le trouble du voyage la tenaient eveillee. Les heures s'ecoulaient. Les rumeurs du dehors s'apaisaient peu a peu sans qu'elle pût dormir, enervee par ce demi-repos des grandes villes. Elle etait habituee a ce calme et profond sommeil des champs, qui engourdit tout, les hommes, les betes et les plantes; et elle sentait maintenant, autour d'elle, toute une agitation mysterieuse. Des voix presque insaisissables lui parvenaient comme si elles eussent glisse dans les murs de l'hotel. Parfois un plancher craquait, une porte se fermait, une sonnette tintait. Tout a coup, vers deux heures du matin, alors qu'elle commencait a s'assoupir, une femme poussa des cris dans une chambre voisine; Jeanne s'assit brusquement dans son lit; puis elle crut entendre un rire d'homme. alors, a mesure qu'approchait le jour, la pensee de Paul l'envahit; et elle s'habilla des que le crepuscule parut. Il habitait rue du Sauvage, dans la Cite. Elle voulut s'y rendre a pied pour obeir aux recommandations d'economie de Rosalie. Il faisait beau; l'air froid piquait la chair; des gens presses couraient sur les trottoirs. Elle allait le plus vite possible, suivant une rue indiquee au bout de laquelle elle devait tourner a droite, puis a gauche; puis arrivee sur une place, il lui faudrait s'informer a nouveau. Elle ne trouva pas la place et se renseigna aupres d'un boulanger qui lui donna des indications differentes. Elle repartit, s'egara, erra, suivit d'autres conseils, se perdit tout a fait. affolee, elle marchait maintenant presque au hasard. Elle allait se decider a appeler un cocher quand elle apercut la Seine. alors elle longea les quais. au bout d'une heure environ, elle entrait dans la rue du Sauvage, une sorte de ruelle toute noire. Elle s'arreta devant la porte, tellement emue qu'elle ne pouvait plus faire un pas. Il etait la, dans cette maison, Poulet. Elle sentait trembler ses genoux et ses mains; enfin, elle entra, suivit un couloir, vit la case du portier, et demanda en tendant une piece d'argent: "Pourriez-vous monter dire a M. Paul de Lamare qu'une vieille dame, une amie de sa mere, l'attend en bas?" Le portier repondit: "Il n'habite plus ici, madame." un grand frisson la parcourut. Elle balbutia: "ah! ou... ou demeure-t-il maintenant? - Je ne sais pas." Elle se sentit etourdie comme si elle allait tomber et elle demeura quelque temps sans pouvoir parler. Enfin, par un effort violent, elle reprit sa raison, et murmura: "Depuis quand est-il parti?" L'homme la renseigna abondamment. "Voila quinze jours. Ils sont partis comme ca, un soir, et pas revenus. Ils devaient partout dans le quartier; aussi vous comprenez bien qu'ils n'ont pas laisse leur adresse." Jeanne voyait des lueurs, des grands jets de flamme, comme si on lui eût tire des coups de fusil devant les yeux. Mais une idee fixe la soutenait, la faisait demeurer debout, calme en apparence, et reflechie. Elle voulait savoir et retrouver Poulet. "alors il n'a rien dit, en s'en allant? - Oh! rien du tout, ils se sont sauves pour ne pas payer, voila. - Mais, il doit envoyer chercher ses lettres par quelqu'un. - Plus souvent que je les donnerais. Et puis ils n'en recevaient pas dix par an. Je leur en ai monte une pourtant deux jours avant qu'ils s'en aillent." C'etait sa lettre sans doute. Elle dit precipitamment: "Ecoutez, je suis sa mere, a lui, et je suis venue pour le chercher. Voila dix francs pour vous. Si vous savez quelque nouvelle ou quelque renseignement sur lui, apportez-les-moi a l'hotel de Normandie, rue du Havre, et je vous paierai bien." Et elle se sauva. Elle se remit a marcher sans s'inquieter ou elle allait. Elle se hatait comme pressee par une course importante; elle filait le long des murs, heurtee par des gens a paquets; elle traversait les rues sans regarder les voitures venir, injuriee par les cochers; elle trebuchait aux marches des trottoirs auxquelles elle ne prenait point garde; elle courait devant elle, l'ame perdue. Tout a coup elle se trouva dans un jardin et elle se sentit si fatiguee qu'elle s'assit sur un banc. Elle y demeura fort longtemps apparemment, pleurant sans s'en apercevoir, car des passants s'arretaient pour la regarder. Puis elle sentit qu'elle avait tres froid; et elle se leva pour repartir; ses jambes la portaient a peine tant elle etait accablee et faible. Elle voulait entrer prendre un bouillon dans un restaurant, mais elle n'osait pas penetrer dans ces etablissements, prise d'une espece de honte, d'une peur, d'une sorte de pudeur de son chagrin qu'elle sentait visible. Elle s'arretait une seconde devant la porte, regardait au-dedans, voyait tous ces gens attables et mangeant, et s'enfuyait intimidee, se disant: "J'entrerai dans le prochain." Et elle ne penetrait pas davantage dans le suivant. a la fin elle acheta chez un boulanger un petit pain en forme de lune, et elle se mit a le croquer tout en marchant. Elle avait grand-soif, mais elle ne savait ou aller boire et elle s'en passa. Elle franchit une voûte et se trouva dans un autre jardin entoure d'arcades. Elle reconnut alors le Palais-Royal. Comme le soleil et la marche l'avaient un peu rechauffee, elle s'assit encore une heure ou deux. une foule entrait, une foule elegante qui causait, souriait, saluait, cette foule heureuse dont les femmes sont belles et les hommes riches, qui ne vit que pour la parure et les joies. Jeanne, effaree d'etre au milieu de cette cohue brillante, se leva pour s'enfuir; mais soudain la pensee lui vint, qu'elle pourrait rencontrer Paul en ce lieu; et elle se mit a errer en epiant les visages, allant et venant sans cesse, d'un bout a l'autre du Jardin, de son pas humble et rapide. Des gens se retournaient pour la regarder, d'autres riaient et se la montraient. Elle s'en apercut et se sauva, pensant que, sans doute, on s'amusait de sa tournure et de sa robe a carreaux verts choisie par Rosalie et executee sur ses indications par la couturiere de Goderville. Elle n'osait meme plus demander sa route aux passants. Elle s'y hasarda pourtant et finit par retrouver son hotel. Elle passa le reste du jour sur une chaise, aux pieds de son lit, sans remuer. Puis elle dina, comme la veille, d'un potage et d'un peu de viande. Puis elle se coucha, accomplissant chaque acte machinalement par habitude. Le lendemain elle se rendit a la prefecture de police pour qu'on lui retrouvat son enfant. On ne put rien lui promettre; on s'en occuperait cependant. alors elle vagabonda par les rues, esperant toujours le rencontrer. Et elle se sentait plus seule dans cette foule agitee, plus perdue, plus miserable qu'au milieu des champs deserts. Quand elle rentra, le soir, a l'hotel, on lui dit qu'un homme l'avait demandee de la part de M. Paul et qu'il reviendrait le lendemain. un flot de sang lui jaillit au coeur et elle ne ferma pas l'oeil de la nuit. Si c'etait lui? Oui, c'etait lui assurement, bien qu'elle ne l'eût pas reconnu aux details qu'on lui avait donnes. Vers neuf heures du matin on heurta sa porte, elle cria: "Entrez!" prete a s'elancer, les bras ouverts. un inconnu se presenta. Et, pendant qu'il s'excusait de l'avoir derangee et qu'il expliquait son affaire, une dette de Paul qu'il venait reclamer, elle se sentait pleurer sans vouloir le laisser paraitre, enlevant les larmes du bout du doigt, a mesure qu'elles glissaient au coin des yeux. Il avait appris sa venue par le concierge de la rue du Sauvage, et, comme il ne pouvait retrouver le jeune homme, il s'adressait a la mere. Et il tendait un papier qu'elle prit sans songer a rien. Elle lut un chiffre: 90 francs, tira son argent et paya. Elle ne sortit pas ce jour-la. Le lendemain d'autres creanciers se presenterent. Elle donna tout ce qui lui restait, ne reservant qu'une vingtaine de francs; et elle ecrivit a Rosalie pour lui dire sa situation. Elle passait ses jours a errer, attendant la reponse de sa bonne, ne sachant que faire, ou tuer les heures lugubres, les heures interminables, n'ayant personne a qui dire un mot tendre, personne qui connût sa misere. Elle allait au hasard, harcelee a present par un besoin de partir, de retourner la-bas, dans sa petite maison sur le bord de la route solitaire. Elle n'y pouvait plus vivre quelques jours auparavant tant la tristesse l'accablait, et maintenant elle sentait bien qu'elle ne saurait plus, au contraire, vivre que la, ou ses mornes habitudes s'etaient enracinees. Enfin, un soir, elle trouva une lettre et deux cents francs. Rosalie disait: "Madame Jeanne, revenez bien vite, car je ne vous enverrai plus rien. Quant a M. Paul, c'est moi qu'irai le chercher quand nous aurons de ses nouvelles. "Je vous salue. Votre servante. "ROSaLIE. Et Jeanne repartit pour Batteville, un matin qu'il neigeait, et qu'il faisait grand froid. XIV alors elle ne sortit plus, elle ne remua plus. Elle se levait chaque matin a la meme heure, regardait le temps par sa fenetre, puis descendait s'asseoir devant le feu dans la salle. Elle restait la des jours entiers, immobile, les yeux plantes sur la flamme, laissant aller a l'aventure ses lamentables pensees et suivant le triste defile de ses miseres. Les tenebres peu a peu envahissaient la petite piece sans qu'elle eût fait d'autre mouvement que pour remettre du bois au feu. Rosalie alors apportait la lampe et s'ecriait: "allons, madame Jeanne, il faut vous secouer ou bien vous n'aurez pas encore faim ce soir." Elle etait souvent poursuivie d'idees fixes qui l'obsedaient et torturee par des preoccupations insignifiantes, les moindres choses, dans sa tete malade, prenant une importance extreme. Elle revivait surtout dans le passe, dans le vieux passe, hantee par les premiers temps de sa vie et par son voyage de noces, la-bas en Corse. Des paysages de cette ile, oublies depuis longtemps, surgissaient soudain devant elle dans les tisons de sa cheminee; et elle se rappelait tous les details, tous les petits faits, toutes les figures rencontrees la-bas; la tete du guide Jean Ravoli la poursuivait; et elle croyait parfois entendre sa voix. Puis elle songeait aux douces annees de l'enfance de Paul, alors qu'il lui faisait repiquer des salades, et qu'elle s'agenouillait dans la terre grasse a cote de tante Lison, rivalisant de soins toutes les deux pour plaire a l'enfant, luttant a celle qui ferait reprendre les jeunes plantes avec le plus d'adresse et obtiendrait le plus d'eleves. Et, tout bas, ses levres murmuraient: "Poulet, mon petit Poulet", comme si elle lui eût parle; et, sa reverie s'arretant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heures d'ecrire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui le composaient. Elle les tracait lentement, devant le feu, s'imaginant les voir, puis, croyant s'etre trompee, elle recommencait le P d'un bras tremblant de fatigue, s'efforcant de dessiner le nom jusqu'au bout; puis, quand elle avait fini, elle recommencait. a la fin elle ne pouvait plus, melait tout, modelait d'autres mots, s'enervant jusqu'a la folie. Toutes les manies des solitaires la possedaient. La moindre chose changee de place l'irritait. Rosalie souvent la forcait a marcher, l'emmenait sur la route; mais Jeanne au bout de vingt minutes declarait: "Je n'en puis plus, ma fille", et elle s'asseyait au bord du fosse. Bientot tout mouvement lui fut odieux, et elle restait au lit le plus tard possible. Depuis son enfance, une seule habitude lui etait demeuree invariablement tenace, celle de se lever tout d'un coup aussitot apres avoir bu son cafe au lait. Elle tenait d'ailleurs a ce melange d'une facon exageree; et la privation lui en aurait ete plus sensible que celle de n'importe quoi. Elle attendait, chaque matin, l'arrivee de Rosalie avec une impatience un peu sensuelle; et, des que la tasse pleine etait posee sur la table de nuit, elle se mettait sur son seant et la vidait vivement d'une maniere un peu goulue. Puis, rejetant ses draps, elle commencait a se vetir. Mais peu a peu elle s'habitua a revasser quelques secondes apres avoir repose le bol dans son assiette, puis elle s'etendit de nouveau dans le lit; puis elle prolongea de jour en jour cette paresse jusqu'au moment ou Rosalie revenait furieuse et l'habillait presque de force. Elle n'avait plus, d'ailleurs, une apparence de volonte et, chaque fois que sa servante lui demandait un conseil, lui posait une question, s'informait de son avis, elle repondait: "Fais comme tu voudras, ma fille." Elle se croyait si directement poursuivie par une malchance obstinee contre elle qu'elle devenait fataliste comme un Oriental; et l'habitude de voir s'evanouir ses reves et s'ecrouler ses espoirs faisait qu'elle n'osait plus rien entreprendre, et qu'elle hesitait des journees entieres avant d'accomplir la chose la plus simple, persuadee qu'elle s'engageait toujours dans la mauvaise voie et que cela tournerait mal. Elle repetait a tout moment: "C'est moi qui n'ai pas eu de chance dans la vie." alors Rosalie s'ecriait: "Qu'est-ce que vous diriez donc s'il vous fallait travailler pour avoir du pain, si vous etiez obligee de vous lever tous les jours a six heures du matin pour aller en journee! Il y en a bien qui sont obligees de faire ca, pourtant, et, quand elles deviennent trop vieilles, elles meurent de misere." Jeanne repondait: "Songe donc que je suis toute seule, que mon fils m'a abandonnee." Et Rosalie alors se fachait furieusement: "En voila une affaire! Eh bien! et les enfants qui sont au service militaire! et ceux qui vont s'etablir en amerique." L'amerique representait pour elle un pays vague ou l'on va faire fortune et dont on ne revient jamais. Elle continuait: "Il y a toujours un moment ou il faut se separer, parce que les vieux et les jeunes ne sont pas faits pour rester ensemble." Et elle concluait d'un ton feroce: "Eh bien, qu'est-ce que vous diriez s'il etait mort?" Et Jeanne, alors, ne repondait plus rien. un peu de force lui revint quand l'air s'amollit aux premiers jours du printemps, mais elle n'employait ce retour d'activite qu'a se jeter de plus en plus dans ses pensees sombres. Comme elle etait montee au grenier, un matin, pour chercher quelque objet, elle ouvrit par hasard une caisse pleine de vieux calendriers; on les avait conserves selon la coutume de certaines gens de campagne. Il lui sembla qu'elle retrouvait les annees elles-memes de son passe, et elle demeura saisie d'une etrange et confuse emotion devant ce tas de cartons carres. Elle les prit et les emporta dans la salle en bas. Il y en avait de toutes les tailles, des grands et des petits. Et elle se mit a les ranger par annees sur la table. Soudain elle retrouva le premier, celui qu'elle avait apporte aux Peuples. Elle le contempla longtemps, avec les jours biffes par elle le matin de son depart de Rouen, le lendemain de sa sortie du couvent. Et elle pleura. Elle pleura des larmes mornes et lentes, de pauvres larmes de vieille en face de sa vie miserable etalee devant elle sur cette table. Et une idee la saisit qui fut bientot une obsession terrible, incessante, acharnee. Elle voulait retrouver presque jour par jour ce qu'elle avait fait. Elle piqua contre les murs, sur la tapisserie, l'un apres l'autre, ces cartons jaunis, et elle passait des heures, en face de l'un ou de l'autre, se demandant: "Que m'est-il arrive, ce mois-la?" Elle avait marque de traits les dates memorables de son histoire, et elle parvenait parfois a retrouver un mois entier, reconstituant un a un, groupant, rattachant l'un a l'autre tous les petits faits qui avaient precede ou suivi un evenement important. Elle reussit, a force d'attention obstinee, d'efforts de memoire, de volonte concentree, a retablir presque entierement ses deux premieres annees aux Peuples, les souvenirs lointains de sa vie lui revenant avec une facilite singuliere et une sorte de relief. Mais les annees suivantes lui semblaient se perdre dans un brouillard, se meler, enjamber, l'une sur l'autre; et elle demeurait parfois un temps infini, la tete penchee vers un calendrier, l'esprit tendu sur l'autrefois, sans parvenir meme a se rappeler si c'etait dans ce carton-la que tel souvenir pouvait etre retrouve. Elle allait de l'un a l'autre autour de la salle qu'entouraient, comme les gravures d'un chemin de la croix, ces tableaux des jours finis. Brusquement elle arretait sa chaise devant l'un d'eux, et restait jusqu'a la nuit immobile a le regarder, enfoncee en ses recherches. Puis tout a coup, quand toutes les seves se reveillerent sous la chaleur du soleil, quand les recoltes se mirent a pousser par les champs, les arbres a verdir, quand les pommiers dans les cours s'epanouirent comme des boules roses et parfumerent la plaine, une grande agitation la saisit. Elle ne tenait plus en place; elle allait et venait, sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le long des fermes, s'exaltant dans une sorte de fievre de regret. La vue d'une marguerite blottie dans une touffe d'herbe, d'un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d'une flaque d'eau dans une orniere ou se mirait le bleu du ciel, la remuait, l'attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l'echo de ses emotions de jeune fille, quand elle revait par la campagne. Elle avait fremi des memes secousses, savoure cette douceur et cette griserie troublante des jours tiedes, quand elle attendait l'avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l'avenir etait clos. Elle en jouissait encore dans son coeur; mais elle en souffrait en meme temps, comme si la joie eternelle du monde reveille en penetrant sa peau sechee, son sang refroidi, son ame accablee, n'y pouvait plus jeter qu'un charme affaibli et douloureux. Il lui semblait aussi que quelque chose etait un peu change partout autour d'elle. Le soleil devait etre un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l'herbe un peu moins verte; et les fleurs, plus pales et moins odorantes, n'enivraient plus tout a fait autant. Dans certains jours, cependant, un tel bien-etre de vie la penetrait, qu'elle se reprenait a revasser, a esperer, a attendre; car peut-on, malgre la rigueur acharnee du sort, ne pas esperer toujours, quand il fait beau? Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettee par l'excitation de son ame. Et parfois elle s'arretait tout a coup, et s'asseyait au bord de la route pour reflechir a des choses tristes. Pourquoi n'avait-elle pas ete aimee comme d'autres? Pourquoi n'avait-elle pas meme connu les simples bonheurs d'une existence calme? Et parfois encore elle oubliait un moment qu'elle etait vieille, qu'il n'y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route etait parcourue; et elle batissait, comme jadis, a seize ans, des projets doux a son coeur; elle combinait des bouts d'avenir charmants. Puis la dure sensation du reel tombait sur elle; elle se relevait courbaturee comme sous la chute d'un poids qui lui aurait casse les reins; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant: "Oh! vieille folle! vieille folle!" Rosalie maintenant lui repetait a tout moment: "Mais restez donc tranquille, madame, qu'est-ce que vous avez a vous emouver comme ca?" Et Jeanne repondait tristement: "Que veux-tu, je suis comme "Massacre "aux derniers jours." La bonne, un matin, entra plus tot dans sa chambre, et deposant sur sa table de nuit le bol de cafe au lait: "allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend. Nous allons aux Peuples parce que j'ai affaire la- bas." Jeanne crut qu'elle allait s'evanouir tant elle se sentit emue; et elle s'habilla en tremblant d'emotion, effaree et defaillante a la pensee de revoir sa chere maison. un ciel radieux s'etalait sur le monde; et le bidet, pris de gaietes, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la commune d'Etouvent, Jeanne sentit qu'elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait; et quand elle apercut les piliers de brique de la barriere, elle dit a voix basse deux ou trois fois, et malgre elle: "Oh! oh! oh!" comme devant les choses qui revolutionnent le coeur. On detela la carriole chez les Couillard; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient a leurs affaires, les fermiers offrirent a Jeanne de faire un tour au chateau, les maitres etant absents, et on lui donna les clefs. Elle partit seule, et, lorsqu'elle fut devant le vieux manoir du cote de la mer, elle s'arreta pour le regarder. Rien n'etait change au-dehors. Le vaste batiment grisatre avait ce jour-la sur ses murs ternis des sourires de soleil. Tous les contrevents etaient clos. un petit morceau d'une branche morte tomba sur sa robe, elle leva les yeux; il venait du platane. Elle s'approcha du gros arbre a la peau lisse et pale, et le caressa de la main comme une bete. Son pied heurta, dans l'herbe, un morceau de bois pourri; c'etait le dernier fragment du banc ou elle s'etait assise si souvent avec tous les siens, du banc qu'on avait pose le jour meme de la premiere visite de Julien. alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand- peine a l'ouvrir, la lourde clef rouillee refusant de tourner. La serrure enfin ceda avec un dur grincement des ressorts; et le battant, un peu resistant lui-meme, s'enfonca sous une poussee. Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu'a sa chambre. Elle ne la reconnut pas, tapissee d'un papier clair; mais, ayant ouvert une fenetre, elle demeura remuee jusqu'au fond de sa chair devant tout cet horizon tant aime, le bosquet, les ormes, la lande, et la mer semee de voiles brunes qui semblaient immobiles au loin. alors elle se mit a roder par la grande demeure vide. Elle regardait, sur les murailles, des taches familieres a ses yeux. Elle s'arreta devant un petit trou creuse dans le platre par le baron qui s'amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, a faire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passait devant cet endroit. Dans la chambre de petite mere elle retrouva piquee derriere une porte, dans un coin sombre, aupres du lit, une fine epingle a tete d'or qu'elle avait enfoncee la autrefois (elle se le rappelait maintenant), et qu'elle avait, depuis, cherchee pendant des annees. Personne ne l'avait trouvee. Elle la prit comme une inappreciable relique et la baisa. Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presque invisibles dans les tentures des chambres qu'on n'avait point changees, revoyait ces figures bizarres que l'imagination prete souvent aux dessins des etoffes, des marbres, aux ombres des plafonds salis par le temps. Elle marchait a pas muets, toute seule dans l'immense chateau silencieux, comme a travers un cimetiere. Toute sa vie gisait la-dedans. Elle descendit au salon. Il etait sombre derriere ses volets fermes et elle fut quelque temps avant d'y rien distinguer; puis, son regard s'habituant a l'obscurite, elle reconnut peu a peu les hautes tapisseries ou se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils etaient restes devant la cheminee comme si on venait de les quitter; et l'odeur meme de la piece, une odeur qu'elle avait toujours gardee, comme les etres ont la leur, une odeur vague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indecise des vieux appartements, penetrait Jeanne, l'enveloppait de souvenirs, grisait sa memoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passe, et les yeux fixes sur les deux sieges. Et soudain, dans une brusque hallucination qu'enfanta son idee fixe, elle crut voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son pere et sa mere chauffant leurs pieds au feu. Elle recula epouvantee, heurta du dos le bord de la porte, s'y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les fauteuils. La vision avait disparu. Elle demeura eperdue pendant quelques minutes; puis elle reprit lentement la possession d'elle-meme et voulut s'enfuir, ayant peur d'etre folle. Son regard tomba par hasard sur le lambris auquel elle s'appuyait; et elle apercut l'echelle de Poulet. Toutes les legeres marques grimpaient sur la peinture a des intervalles inegaux; et des chiffres traces au canif indiquaient les ages, les mois, et la croissance de son fils. Tantot c'etait l'ecriture du baron, plus grande, tantot la sienne, plus petite, tantot celle de tante Lison, un peu tremblee. Et il lui sembla que l'enfant d'autrefois etait la, devant elle, avec ses cheveux blonds, collant son petit front contre le mur pour qu'on mesurat sa taille. Le baron criait: "Jeanne, il a grandi d'un centimetre depuis six semaines." Elle se mit a baiser le lambris, avec une frenesie d'amour. Mais on l'appelait au-dehors. C'etait la voix de Rosalie: "Madame Jeanne, madame Jeanne, on vous attend pour dejeuner." Elle sortit, perdant la tete. Et elle ne comprenait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle mangea des choses qu'on lui servit, ecouta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec les fermiers qui s'informaient de sa sante, se laissa embrasser, embrassa elle-meme des joues qu'on lui tendait, et elle remonta dans la voiture. Quand elle perdit de vue, a travers les arbres, la haute toiture du chateau, elle eut dans la poitrine un dechirement horrible. Elle sentait en son coeur qu'elle venait de dire adieu pour toujours a sa maison. On s'en revint a Batteville. au moment ou elle allait rentrer dans sa nouvelle demeure, elle apercut quelque chose de blanc sous la porte; c'etait une lettre que le facteur avait glissee la en son absence. Elle reconnut aussitot qu'elle venait de Paul, et l'ouvrit, tremblant d'angoisse. Il disait: "Ma chere maman, je ne t'ai pas ecrit plus tot parce que je ne voulais pas te faire faire a Paris un voyage inutile, devant moi-meme aller te voir incessamment. Je suis a l'heure presente sous le coup d'un grand malheur et dans une grande difficulte. Ma femme est mourante apres avoir accouche d'une petite fille, voici trois jours; et je n'ai pas le sou. Je ne sais que faire de l'enfant que ma concierge eleve au biberon comme elle peut, mais j'ai peur de la perdre. Ne pourrais-tu t'en charger? Je ne sais absolument que faire et je n'ai pas d'argent pour la mettre en nourrice. Reponds poste pour poste. "Ton fils qui t'aime, "PauL." Jeanne s'affaissa sur une chaise, ayant a peine la force d'appeler Rosalie. Quand la bonne fut la, elles relurent la lettre ensemble, puis demeurerent silencieuses, l'une en face de l'autre, longtemps. Rosalie, enfin, parla: "J'vas aller chercher la petite moi, madame. On ne peut pas la laisser comme ca." Jeanne repondit: "Va, ma fille." Elles se turent encore, puis la bonne reprit: "Mettez votre chapeau, madame, et puis allons a Goderville chez le notaire. Si l'autre va mourir, faut que M. Paul l'epouse, pour la petite, plus tard." Et Jeanne, sans repondre un mot, mit son chapeau. une joie profonde et inavouable inondait son coeur, une joie perfide qu'elle voulait cacher a tout prix, une de ces joies abominables dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mysterieux de l'ame: la maitresse de son fils allait mourir. Le notaire donna a la bonne des indications detaillees qu'elle se fit repeter plusieurs fois; puis, sûre de ne pas commettre d'erreur, elle declara: "Ne craignez rien, je m'en charge maintenant." Elle partit pour Paris la nuit meme. Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensee qui la rendait incapable de reflechir a rien. Le troisieme matin elle recut un seul mot de Rosalie annoncant son retour par le train du soir. Rien de plus. Vers trois heures elle fit atteler la carriole d'un voisin qui la conduisit a la gare de Beuzeville pour attendre sa servante. Elle restait debout sur le quai, l'oeil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant la-bas, au bout de l'horizon. De temps en temps elle regardait l'horloge. - Encore dix minutes. - Encore cinq minutes. -Encore deux minutes. - Voici l'heure. - Rien n'apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout a coup, elle apercut une tache blanche, une fumee, puis au-dessous un point noir qui grandit, accourant a toute vitesse. La grosse machine enfin, ralentissant sa marche, passa, en ronflant, devant Jeanne qui guettait avidement les portieres. Plusieurs s'ouvrirent; des gens descendaient, des paysans en blouse, des fermieres avec des paniers, des petits-bourgeois en chapeau mou. Enfin elle apercut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge. Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes etaient devenues molles. Sa bonne, l'ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire; et elle dit: "Bonjour, madame; me v'la revenue, c'est pas sans peine." Jeanne balbutia: "Eh bien?" Rosalie repondit: "Eh bien, elle est morte, c'te nuit. Ils sont maries, v'la la petite." Et elle tendit l'enfant qu'on ne voyait point dans ses linges. Jeanne la recut machinalement et elles sortirent de la gare, puis monterent dans la voiture. Rosalie reprit: "M. Paul viendra des l'enterrement fini. Demain a la meme heure, faut croire." Jeanne murmura "Paul..." et n'ajouta rien. Le soleil baissait vers l'horizon, inondant de clarte les plaines verdoyantes, tachees de place en place par l'or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. une quietude infinie planait sur la terre tranquille ou germaient les seves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval. Et Jeanne regardait droit devant elle en l'air, dans le ciel que coupait, comme des fusees, le vol cintre des hirondelles. Et soudain une tiedeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, penetra sa chair; c'etait la chaleur du petit etre qui dormait sur ses genoux. alors une emotion infinie l'envahit. Elle decouvrit brusquement la figure de l'enfant qu'elle n'avait pas encore vue: la fille de son fils. Et comme la frele creature, frappee par la lumiere vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit a l'embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers. Mais Rosalie, contente et bourrue, l'arreta. "Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez; vous allez la faire crier." Puis elle ajouta, repondant sans doute a sa propre pensee: "La vie, voyez-vous, ca n'est jamais si bon ni si mauvais qu'on croit."